Hanna Arendt l’a démontré, les Grecs et les Romains cherchaient avant tout à se libérer du travail et de l’artisanat qui les rattachaient à l’animalité. « Ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. » Les esclaves rebelles étaient soumis au tripalium, instrument d’immobilisation à trois pieux, qui donnera « travail » (ironie de l’histoire, le travail était donc la torture qui consistait à… ne pas travailler, fût-ce provisoirement !). Bref, il fallait éliminer le travail des conditions de la vie. Pour Aristote, le travail était un « genre de vie ignoble et contraire à la vertu »… Au Moyen Âge, la malédiction biblique – C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris – prenait tout son sens.
À partir du XVIe siècle, le travail intègre l’individu dans la société. Le XVIIIe siècle consacre l’idée qu’il procure de quoi vivre et devient une valeur d’échange. Marx lui-même le place au centre de la société au XIXe siècle, même s’il en mesure l’aliénation. Le travail organise la société, distribue les revenus, favorise l’émergence de la bourgeoisie, libère de l’aristocratie et des privilèges. La négation du loisir (otium) devient le négoce (negotium)…
En 1946, le préambule de la constitution de l’Organisation mondiale de la santé affirme que « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité ». Le mot, « bien-être », est lâché, il va mettre du temps pour concerner l’entreprise, depuis 1898, année de la loi sur la réparation des accidents du travail, jusqu’en 1973 quand se crée l’Agence nationale de l’amélioration des conditions de travail (Anact), établissement public sous l’égide du ministère du Travail.
Les recherches des années 1980 sur la qualité de vie en entreprises se penchent sur les organisations, les horaires. Au cours des dix années d’après, on va s’intéresser enfin à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, avant qu’au tournant des années 2000 l’on dénonce le harcèlement moral, incarné entre autres par le petit chef qui cache un « pervers narcissique », mis en lumière par les travaux d’Hirigoyen en 1998. On parlera alors des risques psycho-sociaux. En 2003, l’épuisement professionnel, jusqu’alors réservé aux… Japonais, entre dans la sphère des préoccupations liées aux burn out (épuisement par surcroît de travail), bore out (l’ennui au travail) et autres blurring (confusion vie pro/vie perso).
Signé par Lachman, Larose et Pénicaud (alors DRH chez Danone, aujourd’hui ministre du Travail), remis au Premier ministre, il implique les directions générales, les services fonctionnels, dont la Gestion des ressources humaines (GRH) et les lignes d’encadrement. Sept ans plus tard, une vaste enquête de la CFDT sur 200 000 salariés se conclut sur deux chiffres essentiels : 76 % des salariés français aiment leur travail, même si 74 % souhaitent plus d’autonomie dans les décisions qu’ils/elles sont amené/es à prendre.
Justement, au tournant des années 1990, la prédiction de Jérémy Rifkin qui annonçait une société où l’homme n’aurait plus besoin de travailler pour vivre, immergé dans une « civilisation des loisirs », a fait long feu. Le maintien d’un chômage endémique montre que les « revenus d’assistance » ne comblent en aucun cas le sentiment d’une « vie mutilée » pour le chômeur. Générations X, Y et Z commencent à rejoindre des start-up qui expérimentent ce qui n’est peut-être pas le bonheur au bureau, à tout le moins la rupture avec le cadre rigide du règlement intérieur : plus d’horaires, plus de hiérarchie, une organisation de ses vacances et loisirs choisie par le salarié sans l’autorisation du « patron », des cartes de crédit pour ses frais professionnels sans justificatifs… Une seule contrepartie : que les objectifs soient tenus. Obligation de résultat contre auto-organisation fondée sur la confiance. Le bien-être au travail passera-t-il par cette forme de lâcher prise ?
Par Olivier Magnan
Au Sommaire du dossier
1. Le bonheur au travail, les fondamentaux
Focus sur le livre Happycratie
2. RENCONTRES : Martin Seligman, le bonheur est politique
3. Management : feed-back permanent
RÉTROSPECTIVE : De l’esclavage aux start-up sans contraintes