La mobilisation citoyenne des gilets jaunes – de Facebook aux ronds-points – rappelle combien, avec la montée en puissance du numérique, les individus prennent le pas sur les « élites ». Au risque d’avantager certains courants populistes… Une nouvelle donne avec laquelle le gouvernement doit absolument composer.
Les réseaux sociaux sont-ils responsables de la montée des populismes, en France et ailleurs ? En France, les gilets dits jaunes en ont fait l’alpha et l’omega de leur mouvement, « mouvement sans précédent de mobilisation numérique citoyenne dans notre pays qui fait vaciller le gouvernement et les élites traditionnelles », comme le rappelle Nicolas Chagny, président de l’Internet Society France. Facebook constitue le terrain d’éclosion d’une telle mobilisation horizontale de citoyens (elle n’est pas sans rappeler celle d’Occupy Wall Street ou du Printemps Arabe, également éclos sur et par Internet). C’est surtout, plus récemment, l’explosion de courants populistes soudain tonitruants dans le paysage politique, des promoteurs du Brexit au mouvement 5 étoiles en Italie. « Un parti initialement lancé via le blog du militant populiste Beppe Grillo, sous la direction d’un idéologue et entrepreneur du numérique, Gianroberto Casaleggio », rappelle Philippe Lemoine, président du Forum d’action modernités et de la Fondation Internet nouvelle génération.
Jouer sur la simplicité et l’émotion
C’est la preuve qu’avec la montée en puissance du numérique, poursuit Lemoine, « les personnes prennent désormais le pas sur les organisations et les élites. Une donne qui profite notamment aux mouvements populistes ». « Oui, renchérit Nicolas Chagny, les outils numériques offrent le moyen aux individus de mieux prendre la parole dans les débats publics, de se mobiliser et de s’organiser, avec toutefois un écueil et pas des moindres : le risque de manipuler les foules ! » On l’aura compris : alors que la Toile nous a habitués à obtenir tout tout de suite en un clic, « en créant bien souvent des bulles d’enfermement des internautes via des algorithmes de suggestions pas très éthiques », dixit Chagny, n’est-ce pas également le credo des leaders populistes : jouer sur la simplicité et l’émotion par des réponses immédiates, faciles, personnalisées, et accessibles ? Un créneau sur lequel surfent volontiers Donald Trump ou Jair Bolsonaro (nouveau dictateur brésilien), adeptes de l’outrance et de la radicalité sur les réseaux sociaux et grands détracteurs des médias classiques. Philippe Lemoine, Fondation Internet, nuance cette affinité possible entre la psychologie populiste et celle du numérique : « Si la contestation actuelle prend le visage du populisme – sur fond de revendications sociales tous azimuts –, ce qui est d’abord en jeu c’est cette actuelle transformation numérique qui déstabilise les pouvoirs de l’ancien monde, largués, perdus, face à une telle mutation. Au bénéfice des individus qui font désormais la course en tête en inventant de nouveaux usages, façons d’échanger, de s’informer… » Même si Emmanuel Macron, jeune et dynamique, s’est fait élire sur le thème de la start-up nation », « le président “jupitérien” – adepte d’une verticalité classique, descendante – est-il si moderne que ça ? », questionne Philippe Lemoine dans son livre Une Révolution sans les Français ? (L’Aube).
Grand débat national
Car force est de constater que lui, comme ses prédécesseurs, peinent à voir venir – et c’est encore le cas avec les gilets jaunes – « l’impact du tsunami numérique actuel sur la vie politique de nos sociétés », constate Lemoine. « Depuis dix ans, avec le lancement, en 2008 par Apple, des smartphones et tablettes, pas un grand mouvement social ne s’est structuré sans un usage massif des réseaux sociaux, prolongé de rencontres physiques sur les places publiques ou les ronds-points. Sans oublier un déluge d’images de ces manifestations inédites dans les médias tout aussi dépassés par les événements. Une conjonction de trois facteurs qui explique l’adhésion large de l’opinion à ces nouvelles formes de mobilisations populaires. »
Alors comment sortir de l’impasse actuelle ? Le président de la Fondation Internet nouvelle génération plaide ni plus ni moins pour une véritable alliance entre politique et mouvement citoyen, entre nouveaux pouvoirs et nouvelles utopies, « seule manière d’échapper à la confrontation stérile entre technocratie et populisme ». Ce qui passe certainement par de nouvelles formes de verticalités, plus ascendantes – et donc loin du « ceux qui ne sont rien » d’Emmanuel Macron – pour « conférer un cadre toutefois nécessaire à ces mobilisations toujours plus horizontales ». Le « Grand débat national » lancé par le président serait-il le signe d’un tel changement ? C’est ce qu’espère de son côté Nicolas Chagny, Internet Society France, pour qui « une telle initiative, 100 % nouvelle, marque enfin le début d’un échange quasi one-to-one avec les citoyens ».
Par Charles Cohen