«55 ans, mariée, sans enfant. » Le pitch d’entrée d’Élisabeth Astier-Woitiez ressemble à un CV mâtiné de speed dating ! Elle aurait pu ajouter qu’elle fut dans sa jeunesse « dyslexique et complexée » au sein d’une fratrie recomposée où les « mecs » réussirent des études brillantes. Mais ce « garçon manqué » (dixit) fait preuve de caractère, c’est une battante, une « capitaine ». Elle veut devenir vétérinaire, ses parents la poussent vers des études courtes. « Un bac D en poche, j’entre en IUT informatique pour apprendre un métier qui n’existait pas. » Et pour cause, nous sommes en 1981-1982. Mais Cobol ou pas, la jeune femme qui suit les cours d’ingénieure au Cnam est recrutée dans une start-up de l’époque que l’on nommait alors SSII, société de services et d’ingénierie en informatique. Elle s’y taille sa place au milieu des collègues masculins. Bouygues rachète la petite boîte. Elle s’y sent prête à aller loin au nom de l’innovation et des idées nouvelles qu’elle porte, mais l’arrivée d’Internet lui vaut la tentation du « pourquoi pas moi » : la voilà chassée par un recruteur, embarquée dans une boîte américaine à peine lancée qui œuvre dans le moteur d’IA (IA quoi ?) et… qui disparaît. Élisabeth « preste » à droite, à gauche, réembarque côté commercial comme actionnaire associée dans une autre aventure tech d’affichage dynamique multimédia qui ne parvient pas à boucler sa troisième levée de fonds. Le coup des salaires coupés en deux, du travail forcené pour sauver l’entreprise, elle connaît, elle donne, elle arrête, à la veille d’un burn-out de quadra surmenée…
Se battre, et contre la maladie
Bouygues la re-veut. Elle préfère s’embarquer aux côtés de l’un de ses frères de dix-huit ans plus âgé qu’elle qui souhaite lui transmettre son affaire de distribution de médicaments, Preciphar, mais elle monte finalement une entreprise jumelée, Precicap, pour devenir l’une de ces pros du recrutement, au tournant des années 2000, dont la formation en informatique devient un atout. On commence à numériser les CV, les hotlines recrutent, mais au lieu de chercher les clones que tout le monde s’arrache, Élisabeth Astier-Woitiez cherche le profil… humaniste, celui qui performe, non par le hard skill volatil mais par des parcours atypiques, triés sur des critères de personnalité – telle cette jeune boulangère repérée chez Precicap qui montera plus tard son entreprise au fil d’une « carrière mémorable ». Élisabeth travaille dans la mixité : le genre, l’âge, la culture, les diplômes, les territoires hors Paris, les seniors. La formule « cartonne » jusqu’en… 2008. Année des crises et des remises en cause. On ne recrute plus, on économise les prestataires, voilà notre patronne confrontée aux tensions. Elle rachète les deux entités en LBO (200 salariés), mais décidément la crise n’autorise plus la croissance et les entreprises réinternalisent les prestations extérieures, spécialité d’Élisabeth. Precipar s’équilibre mais ne croît plus. La boss tient les entités à bout de bras. 2012, diagnostic cancer. « Pendant six mois, je me mets en retrait, les sorties mêmes me sont interdites. Je suis un programme thérapeutique dit “optimiste”. À fond. » Quand son adjointe qui gère le quotidien des deux entités part en congé maternité, la patronne revient, « la perruque de la chimio » sur sa tête et elle tient bon, consciente qu’il lui faut préparer sciemment un atterrissage en douceur. « Détricoter les deux boîtes », en pertes massives, et travailler à les redresser (elle y parviendra). Celles qui restent (il n’y a plus que des femmes autour d’elle, elle qui repart à la chasse aux bons de commande) s’organisent à leur gré, en entreprise libérée, sous l’impulsion de la convalescente battante. Il s’agit pour la recruteuse de « recaser » avant le dépôt de bilan programmé. Elle réussira à redonner une voie à 90 % de ses collaborateurs… Un an sans se rémunérer.
Combattre la mésentente entre associés, les difficultés managériales, l’absence de collaboration entre équipes growth et produit, le turn-over, le surmenage…
Yoda à la rescousse
Et elle-même, comment se « recase »-t-elle ? Avec vision, comme d’habitude. La voilà en avril 2018 en train de boucler une formation certifiante de coach sous l’égide de HEC. C’est au sein même de sa formation qu’elle rencontre son futur associé, Alexis Ève, « le cadet de la promo ». Ce psy est passé par start-up et incubateurs. Il a l’idée de créer l’appli qui injecte du relationnel au cœur du monde des entrepreneurs, start-uppers en crise. La page-titre du site est tout un programme : « Pourquoi accepter l’impasse ? Yaniro* libère les Jedi de l’entrepreneuriat des crises qu’ils traversent, en quelques mois. » Et c’est puissant ! Les podcasts que produit Yaniro tous les quinze jours – souvent à partir de cas vécus de « rebondisseurs » – sont mis en boîte par ce collectif de coachs, mais le modèle économique passe par le coaching individuel, d’équipe, par le « dégrippage » d’un modèle bloqué. Cibles : entrepreneurs, pôle innovation et digital makers des grands groupes… « Nous sommes le Yoda derrière le Jedi », formule Élisabeth Astier-Woitiez qui, à « 55 ans, mariée, sans enfant » n’en finit pas de rebondir. Elle écrit sur Yaniro : « Les cancers : ces problèmes, non traités, qui tirent l’entreprise vers le bas. Mésentente entre associés, difficultés managériales, absence de collaboration entre équipes growth et produit, turn-over, surmenage… » Du culot, Mme Yaniro.
Par Olivier Magnan
* Yaniro, position de blocage en escalade inventée par un M. Yaniro qui consiste à prendre appui sur son corps faute d’autre point pour s’élever plus haut.