«À mi-chemin entre la réflexion de fond et le livre pratique », dixit l’éditeur du livre. On ne peut plus vrai. L’ouvrage que vous découvrez en avant-première plonge dans les secrets de fabrication des GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – et autres NATU – Netflix, Airbnb, Tesla, Uber –américains, dit un mot du mode étatiquement piloté des BATX – Baidu, Alibaba,Tencent, Xiaomi – chinois puis analyse les causes profondes, culturelles qui veuillent que l’Europe, incapable de constituer un marché unique, se donne au surplus tous les moyens de ne pas susciter de licornes (start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars), a fortiori de titans (entreprises de plus de 50 milliards de dollars).
Un mot sur les trois auteurs : Alain Dupas, le sage du trio, voit les choses en orbite autour du globe, en scientifique expert des politiques et stratégies spatiales, ancien chargé de mission au Cnes. Il a rencontré lors d’une conférence le jeune Cyril de Sousa Cardoso, associé fondateur d’Audalom, cabinet conseil en accompagnement de la transformation des organisations et des territoires par « innovation commando », lequel convainc son associé Jean-Christophe Messina de se lancer dans l’écriture à trois têtes de cette exploration passionnante du pourquoi de la réussite des grands innovateurs.
Nos trois chercheurs ne se dispersent pas : il leur suffit d’observer, de décrypter, de comprendre comment Elon Musk, fondateur de Tesla et SpaceX, Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde grâce à son Amazon et feu Steve Jobs, le génie d’Apple, ont réussi à créer des entreprises de plusieurs milliards de dollars, aidés, propulsés, incubés par tout un écosystème américain entièrement pensé comme un accélérateur.
L’échantillon suffit : toutes les autres licornes américaines se sont bâties de la même manière quand les échecs – ils existent – ont disparu des mémoires.
« Le pays des licornes »
Innover comme Elon, Jeff et Steve se lit d’une traite en deux ou trois heures. Pour startupeurs pressés, à la rigueur, l’introduction et la conclusion suffisent à tout comprendre, les chapitres – brillante plongée dans la tête des innovateurs – parachèvent dans le détail la description clinique du génie américain des réussites. Comme l’explique Alain Dupas, « ni Musk, ni Bezos, ni Jobs ne sont des héritiers. Ce sont des entrepreneurs. Ils ont bâti des fortunes de papier [comprenez, ils peuvent tout perdre du jour au lendemain]… » L’image connue du garage familial de Steve Jobs dans lequel Wozniak et lui conçoivent l’Apple I s’applique furieusement à la plupart des milliardaires évoqués : Bezos empaquetait les livres dans son pavillon de Seattle sur des meubles style Ikea.
Revenons en France. Avant qu’il ne soit accaparé par la révolte des gilets jaunes, le jeune président Macron de la « start-up nation » avait parlé comme un Américain. Nos trois auteurs en ont fait la citation clé de leur ouvrage : « La France est un pays d’entrepreneurs, c’est un pays de start-up, mais je veux que ça devienne aussi un pays de licornes, de grands groupes nouveaux, le pays des géants de demain. Alors pour ce faire, nous devons sortir d’une fascination française, le “small is beautiful”. » Sans doute était-il ce jour-là, en plein salon
VivaTech 2017, inspiré par l’énergie entrepreneuriale qui irradiait des stands. La réalité, elle, demeure tout autre : sur les 266 licornes réparties dans le monde (août 2018), valorisées à 861 milliards de dollars, la Chine se taille la part du dragon – 131 –, les États-Unis loin derrière – 76 –, l’Europe anecdotique – 14 dont la moitié britanniques, 1 pour la France, Critéo. Dupas-De Sousa Cardoso-Messina décomptent dans la foulée les superlicornes (plus de 10 milliards de valorisation) et les titans du numérique : 12 sont américains, 8 chinois. Rien d’autre. Côté Chine, l’affaire est vite traitée : le dés sont pipés par le régime autoritaire chinois : « En s’appuyant sur son énorme marché intérieur et en limitant de manière autoritaire la pénétration des GAFA sur ce marché, il crée artificiellement les conditions de la croissance des BATX. Cette approche dirigiste n’a rien à voir avec l’entrepreneuriat tel que nous le connaissons en Occident. Elle s’inscrit dans la perspective d’un affrontement technologique avec les États-Unis qui explique largement le bras de fer commercial engagé par l’Administration du président Donald Trump contre le rival chinois. Elle correspond aussi à l’utilisation des BATX pour mettre en place une surveillance systématique des individus par les autorités chinoises, qui va au-delà de tout ce que l’on peut imaginer. » Rien qui ressorte d’une révélation géopolitique, mais au moins la description du « modèle » chinois ainsi expédié en dix lignes sans circonlocutions diplomatiques donne-t-elle un aperçu du ton étonnamment direct et convaincant du reste de l’opus.
Une mitraillette à projets, la DARPA
Reste à résumer les grandes lignes de l’analyse par laquelle nos trois experts de terrain répondent à la question clé : est-il possible de transposer à l’Europe, voire en France, le modèle si efficace des GAFA américains ? « Oui, opine Alain Dupas, si l’Europe sait s’adapter en gardant le meilleur de son domaine. » En France, remarque-t-il, l’intensité de la recherche institutionnelle et industrielle revendique un excellent rang dans le monde. Pour autant, le pays est en décrochage par rapport à l’Allemagne et au Royaume-Unis. Raison : l’innovation telle que la définit l’écosystème américain conçu pour promouvoir la croissance des entreprises disruptives ne s’apparente pas aux processus scientifiques et techniques qui freinent les initiatives françaises. L’exemple d’Apple est parlant : Steve Jobs et Steve Wozniak n’ont rien inventé, ils n’ont pas produit d’innovation technique, mais ils ont conçu des produits de qualité et esthétiques à travers des business plans en rupture. La machine à GAFA américaine place l’innovation dans l’organisation du travail, la production, la gestion, les modèles d’affaires, les services nouveaux, les produits matériels et immatériels. Au sein des entreprises installées, l’innovation fonctionne comme une start-up interne. Exemples : IBM, en 1981, isole une équipe de développeurs pour sortir en neuf mois le PC. Côté Japon, Toyota, en 1980, invente le lean manufacturing. Microsoft, un temps déphasé, est revenu en force pour occuper le 4e rang des capitalisations boursières.
Côté start-up, le secret de l’innovation se prononce « voir grand » : elles associent une croissance forte et une marge élevée.
Mais il existe, révèlent nos trois auteurs, un « outil » unique capable d’allumer les moteurs de la fusée : la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency). Elle a beau dépendre du DOD (département de la Défense), rester modeste (3 milliards de dollars de budget et quelques centaines d’employés, chiffrent les auteurs), elle identifie et finance chaque année des centaines d’études de faisabilité. Il en ressort quelques dizaines de projets aussitôt traduits en démonstrateurs quasi opérationnels. Le SapceX du milliardaire Musk (il avait tiré sa fortune de la vente de ses parts de PayPal) est né de la matrice d’accompagnement DARPA avant que la NASA ne prenne le relais. Cette approche du modèle de partenariat public-privé constitue, pour Alain Dupas et ses co-auteurs, la clé d’un système au sein duquel le créateur visionnaire…
… voit son enthousiasme estimé en valeur, supérieure aux financements extérieurs : il/elle reste majoritaire dans son entreprise,
… sait que les venture capitalists (en français capital-risqueurs) demeurent les gestionnaires des fonds qu’ils injectent dans la start-up (ils ne sont pas, comme en Europe, des financiers et des banquiers inaptes à prendre des risques – les auteurs soulignent au passage la sémantique, là où les Américains privilégient l’aventure (venture), les Français évoquent le risque,
… compte sur l’idée que les investisseurs se projettent à dix ans au moins, d’où ces valorisations énormes alors que l’entreprise n’engrange aucun chiffre d’affaires. Ils misent sur la réussite massive de l’une des jeunes pousses qu’ils financent, quitte à essuyer des échecs avec les autres,
… trouve normal de ne supporter que le minimum de contraintes, tout entier tourné vers son projet d’améliorer l’existence des humains ou de résoudre des problématiques sociales…
Taxer les GAFA plutôt que d’en créer un…
En évaluant la capacité de la société France à s’inscrire dans un tel schéma gagnant-gagnant, nos trois explorateurs de réussite sont bien obligés de lister les obstacles de la machine à perdre : 1, l’absence de véritables venture capitalists (affirmation à nuancer avec l’apparition, depuis une dizaine d’années, d’entrepreneurs devenus capital-risqueurs du 3e type – le créateur de PriceMinister devenu Rakuten, celui de PhoneHouse, de Meetic, etc.). 2, les garanties et les rapports improductifs exigés des créateurs. 3, un droit du travail trop rigide (la loi Pacte constitue un progrès indéniable), une fiscalité « complexe et lourde ».
À quoi s’ajoutent la difficulté à garder le contrôle stratégique de sa boîte et les freins subis par l’investisseur désireux de sortir du capital par la cession de la start-up, avec réinvestissement des bénéfices dans d’autres projets (le contre-exemple savoureux de la « PayPal Mafia » rappelle que la revente à
1,5 milliard de dollars de PayPal avait poussé Thiel, Musk et les autres à financer LinkedIn, Youtube, Tesla, SpaceX, Palantir, Yelp, Yammer, Facebook, Zynga et autres Flickr…).
Un Macron affaibli sera-t-il en mesure, quand bien même lirait-il le trio clairvoyant, de transformer la start-up nation en matrice à GAFA ? L’Europe contestée se donnera-t-elle les moyens, avant de jouer les sous-continents entre États-Unis et Chine, de créer une « DARPA européenne », comme le préconisent les auteurs, associée à des « zones franches virtuelles qui s’affranchiraient des règles communes » ?
Apparemment, l’urgence pour la France, pourtant, semble la taxation des GAFA. Mauvais plan…
Olivier Magnan