Impossible d’y échapper : l’intelligence dite artificielle se conjugue à tous les temps, dans tous les médias. Elle fait peur, elle fascine, elle bluffe, mais elle entre à circuits forcés dans les entreprises. Selon le cabinet Gartner, elle sera embarquée dans 50 % des applications analytiques d’ici à trois-cinq ans. La R&D, les services IT et le support client concentrent l’essentiel des projets d’IA des entreprises. Face aux géants américains (GAFA en tête) et chinois (Baidu, Alibaba et Tencent), l’Europe tente de résister grâce à ses excellents scientifiques et ingénieurs. Mais quand les géants cités ne se posent pas de questions philosophiques à propos de l’IA, la France, elle, proclame au détour des essais qu’« elle n’existe pas » (Alain Julia) ou qu’« elle est largement surestimée » (Pierre Blanc, Athling). L’un et l’autre ont sans doute raison. Mais ces algorithmes qui imitent l’homme naturel, qu’on le veuille ou non, sont en passe de remettre en cause des millénaires de pratiques, au point de dessiner une planète presse-touche…
L’intelligence de la métadonnée
La technologie a donné de la voix depuis quelques années dans les smartphones. Depuis, l’IA est en train de bouleverser les méthodes de travail et les services « métiers » des entreprises. Pour les professionnels, cette algorithmie nouvelle joue les graals de l’analyse de données. Il ne se passe pas six mois sans que ne paraisse une nouvelle étude fracassante sur l’IA. L’une des dernières en date, Sizing the prize de PWC (littéralement « Évaluez vos enjeux »), affirme même que le PIB mondial pourrait croître de 14 % d’ici à 2030 grâce à l’IA. Les gains de productivité engendrés par les technologies d’intelligence artificielle devraient représenter la moitié des bénéfices économiques attendus. Il est temps de créer de nouveaux métiers ou de reconsidérer l’emploi humain sur de nouvelles assises.
Mais l’IA, c’est quoi ? La norme ISO 2 382-28 la définit comme la « capacité d’une unité fonctionnelle à exécuter des fonctions généralement associées à l’intelligence humaine, telles que le raisonnement et l’apprentissage ». À partir de cette enveloppe technologique générique, des branches de l’arbre IA poussent dans tous les sens. C’est par exemple le machine learning (ML) – apprentissage automatique –, le développement de processus d’apprentissage par lequel évolue la machine, l’application, pour construire un modèle prédictif. Il s’agit en l’occurrence de concevoir des algorithmes capables d’analyser très rapidement d’énormes volumes. Le ML établit des corrélations entre deux événements plutôt qu’un lien de causalité. Mais au sein du ML, c’est le Deep Learning qui emballe la machine : l’« apprentissage profond » se fonde sur un système « neuronal » artificiel. D’où la capacité pour le français Mediawen de proposer une première mondiale, la traduction simultanée tout droit sortie de la SF…
Ce qu’elle sait déjà faire toute seule…
L’IA sert à « tout ». Depuis la détection des mélanomes à partir d’images de grains de beauté jusqu’à l’amélioration de la veille épidémiologique prédictive. Mais tous les secteurs et toutes les entreprises seront un jour pilotés par des technologies « cybernétiques », ce terme vieilli qui englobe la théorie mathématique de l’information. Dans un rapport intitulé Notes from the AI frontier, insights from hundreds of use cases – Notes inspirées par l’horizon de l’IA, plongées dans des centaines de cas concrets –, publié en avril, McKinsey Global Institute prête déjà à l’IA la capacité, entre autres, d’optimiser les services aux clients, les recommandations d’achat et la tarification dynamique. Sans oublier l’amélioration de la logistique et de la maintenance prédictive.
Concrètement, l’IA, via le machine learning, sait traiter rapidement l’ensemble des données relatives au comportement des consommateurs sur un site Internet. De quoi personnaliser le parcours client et améliorer l’expérience sur les sites d’e-commerce.
Dès lors, les services marketing multiplient les annonces d’une IA couplée au big data – mégadonnées ou données massives : il suffit pour s’en convaincre de compulser l’état des lieux du marketing mondial établi fin 2018 par Salesforce. En France, un tiers des responsables marketing l’utilisent, en hausse de 47 % par rapport à l’année passée, principalement en automatisant, par technique d’IA, des bases de données Customer Relationship Management (CRM) de gestion de la relation client. D’où le surgissement des fameux chatbots – agents conversationnels –, réputés de plus en plus efficaces pour décrypter les demandes des consommateurs ou interlocuteurs. Jusqu’à, si l’interlocuteur humain l’ignore, se faire passer pour un/e conseiller/ère tout ce qu’il y a d’humain/e, en tout cas pour les applications les plus évoluées.
Jusqu’alors, ces interfaces débitaient des « analyses » à partir de la détection de mots-clés. Avec l’IA, elles commencent à « comprendre » (avec toute la réserve qu’il convient de prêter au verbe) le langage naturel. Il ne fait aucun doute que le grand rêve de Steve Jobs, le créateur d’Apple, incarné dans le premier grand clip du futur de l’année 1987 (Knowledge Navigator, précurseur visionnaire de Siri), sera sous peu réalité : un professeur dialoguait avec son appareil de façon on ne peut plus naturelle, son « assistant » virtuel, sous la forme d’un jeune homme à nœud papillon, lui répondait séance tenante, lui fournissait des données dynamiques que l’homme travaillait en temps réel, l’avertissait d’appels entrants ou expliquait à l’interlocuteur que son « patron » reviendrait d’ici à une heure…
À plus long terme, ces programmes informatiques pourraient bouleverser de nombreux secteurs d’activité. Ils seraient capables d’endosser différents rôles : vendeur, docteur, conseiller, styliste, juriste, guide touristique, critique culinaire… En Allemagne, le groupe Lufthansa utilise un chatbot pour guider les voyageurs dans leur recherche du meilleur tarif. En France, plusieurs entreprises mènent des tests ou ont déployé de premières versions de leur bot : SNCF, Direct Énergie, Accor, le PMU…
Le manque de données pertinentes
Mais attention à l’excès d’optimisme car beaucoup de modèles d’IA ne sont pas généralisables. L’IA a encore des progrès à faire. Tout comme les entreprises. L’étude précédemment citée de McKinsey constate qu’il est encore très difficile d’expliquer de façon simple, à des décideurs, des modèles complexes. Autre frein, le manque de données pertinentes. Cette étude pointe du doigt la difficulté d’obtenir des volumes de données qui soient suffisamment importants et complets pour se voir exploités par certains métiers ou secteurs. L’ensemble de données obtenu devra en passer par une phase de formatage ou de transformation avant que l’utilisateur final ne les « consomme », à commencer par les directions générales. Car une data n’est pas une fraction de vérité. Elle est toujours subjective. Il faut donc sensibiliser des métiers qui ne sont pas censés maîtriser les subtilités des méthodes statistiques complexes.
Mais c’est surtout le déficit de profils qualifiés qui représente le principal obstacle. Beaucoup d’organisations manquent de compétences en machine learning et en science de données. Elles recherchent également des profils capables d’identifier et valoriser des cas d’usage professionnel de l’IA.
À l’échelle mondiale, l’on ne recenserait que 300 000 chercheurs et praticiens de l’IA, alors que la demande se chiffre en millions à en croire une enquête de Tencent Research Institute de décembre 2017. Du coup, HEC, l’Essec, Polytechnique ou Telecom ParisTech ont adapté leurs cursus ou créé des masters spécialisés en IA.
Pour desserrer l’étau, le mathématicien Cédric Villani avait proposé dans son rapport* de tripler le nombre de personnes formées à l’IA en trois ans, en étendant notamment le champ des talents aux bacs +2 et +3. Et ces talents ne seront pas déçus par les salaires. Selon une étude 2 019 de Data Recrutement, un data scientist démarre à 40/44 K euros bruts pour atteindre 80/100 K euros et plus après dix ans d’expérience.
Pour la France et l’Europe, l’enjeu est de taille car il s’agit de résister aux leaders de l’IA aux États-Unis et en Chine. L’hexagone ne compte pas de poids lourds dans ce domaine. En revanche, la France aligne près de 270 start-up. En 2017, 141 millions de dollars ont été investis dans ces jeunes pousses. Certaines ont su se démarquer comme Prophesee (ex-Chronocam). Lancée en 2014, elle a développé une innovation brevetée, unique au monde, par laquelle des machines imitent le traitement humain des images, mais à quelle cadence ! Actility, spécialisé dans l’Internet des objets, Shift Technology qui traque la fraude à l’assurance ou encore Dataiku qui publie un logiciel destiné à améliorer l’analyse des données des entreprises, cartonnent littéralement.
20 milliards d’euros d’investissements en Europe
En Europe, se distingue l’entreprise britannique Darktrace. Elle utilise des algorithmes qui imitent le système immunitaire humain pour défendre les réseaux d’entreprise contre les cyberattaques. Autre pépite à attirer les investisseurs, Acrolinx. Sa plate-forme de marketing utilise l’IA pour proposer aux marques de créer du contenu ciblé.
Mais ces pépites résisteront-elles longtemps à l’appétit des Américains ou des Chinois ? Pour rester dans la course, l’Europe multiplie les soutiens. Son investissement dans la recherche et l’innovation atteint 1,5 milliard d’euros pour la période 2018-2020 dans le cadre du programme Horizon 2 020. En outre, le Fonds européen pour les investissements stratégiques sera mobilisé pour aider les entreprises et les start-up, grâce à un soutien supplémentaire, à investir dans l’IA. Ce fonds vise à mobiliser plus de 500 millions d’euros d’investissements au total d’ici à 2020 dans une palette de secteurs clés.
Autre initiative, le projet AI4EU (Artificial Intelligence for European Union). Lancé en janvier 2019, piloté par Thalès, il est doté d’un budget de 20 millions d’euros sur trois ans. Vocation : réunir et animer la communauté européenne de l’IA au sein d’une entité unique.
L’ensemble des investissements publics et privés dans l’UE devraient atteindre au moins 20 milliards d’euros d’ici à la fin de 2020.
Une enveloppe indispensable pour que l’Europe ne rate pas le train IA en marche. Le Washington Post, en septembre 2018, a publié les propos de Kai-Fu Lee, cet Américain investisseur en capital-risque, écrivain et chercheur en informatique, installé à Beijing, en Chine : il indiquait clairement que l’absence d’infrastructures d’IA en Europe a fait du continent « une colonie de l’empire technologique américain »… Kai-Fu Lee connaît bien ce domaine. Il a créé un fonds d’investissement de 1,6 milliard de dollars dédié à l’IA. Plusieurs de ses travaux sont considérés comme essentiels au développement actuel de l’IA. Restons positifs : il a aussi précisé que le Règlement général de la protection des données (RGPD) sera de nature à donner aux entrepreneurs européens une chance de créer une expérience plus axée sur l’utilisateur, ce qui fait généralement défaut aux entreprises américaines…
Philippe Richard
Au Sommaire du dossier
2. Six applis qui changent la vie