Le rapport Levy Waitz sur le développement du coworking en France est arrivé il y a un an sur le bureau du jeune secrétaire d’État auprès du ministre de la Cohésion des territoires, Julien Denormandie. Un mois à peine plus tard, un remaniement propulse l’impétueux quadra ministre délégué auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, Jacqueline Gourault, chargé de la Ville et du Logement. Ouf, les « tiers-lieux » font toujours partie de ses dossiers. La preuve, le rapporteur Patrick Levy Waitz, PDG du groupe de portage Freeland et président du think tank Travailler autrement, est prié de tirer une seconde salve pour conforter l’objectif du gouvernement : susciter l’émergence d’une filière professionnelle.
Car décidément, le sujet des tiers-lieux en France confirme sa prééminence. Il s’agit désormais de lancer un appel à manifestation d’intérêt afin d’aider à consolider les démarches en territoires ruraux. Les mésaventures récentes de la société WeWork – avant tout liées à sa gestion – ne remettent pas en cause pour autant les avancées de l’entreprise fondée par Adam Neumann, incarnation des espaces de coworking dernière génération. WeWork a créé sa renommée sur une nouvelle tendance forte de société, le décloisonnement de l’activité professionnelle qui sort du cadre de l’entreprise pour se loger dans des lieux partagés, les fameux tiers-lieux.
Le rapport de Patrick Levy Waitz, Mission coworking : territoires, travail, numérique, avait confirmé il y a un an un phénomène de grande ampleur. Plus de 1 800 tiers-lieux se sont ouverts en France sous les formes les plus diverses : coworking, hackerspace, fablab, makerspace ou encore living lab. Le tout en un anglais indispensable que le vocable « tiers-lieux » a du mal à contenir. Il n’empêche que ces bureaux peu cloisonnés accueillent des indépendants et des entreprises, on y travaille, on échange, on prototype, on fabrique, on crée, tout simplement, dans une ambiance d’émulation, autour de services communs. À ne pas confondre avec les bureaux partagés de free-lances. Dans un coworking se croisent des entrepreneurs, des salariés, des travailleurs indépendants ou des artisans. Autant d’actifs qui aspirent à travailler près de chez eux et qui installent une vision écologique du travail, en circuit court, permise par les évolutions des technologies de communication.
Les tiers-lieux s’inventent avec les collectivités
Si la tendance est marquée, elle n’est pas organisée pour autant. Les initiatives viennent du terrain et sont soumises aux contraintes locales. À l’instar de la coopérative Poincaré à Saint-Denis qui regroupe un fablab à destination des artisans et designers comme des espaces de coworking, un centre de formation et une boutique de créateur. « À Saint-Denis, nous avons beaucoup de primo-accédants et pour la plupart des gens qui travaillent seuls chez eux. On ne fait pas une ville sur des locataires ou des propriétaires, mais sur des gens qui se rencontrent », dit joliment Élie Preveral, le cogérant de la coopérative. À l’origine de la coopérative, plusieurs acteurs de la ville animés par la même volonté de créer et de faire bouger les choses. À force de se retrouver dans les manifestations de la ville, ils/elles commencent à faire émerger le projet d’un lieu qui pourrait accueillir les porteurs de projets mais aussi créer du lien social. Les initiateurs s’en vont trouver la mairie de Saint-Denis qui leur met un bâtiment à disposition. La coopérative est née. L’histoire se répète à Pernes-Les-Fontaines, près d’Avignon. Au départ, Aurore Huitorel Vetro, la cofondatrice et trésorière du fablab, était cheffe d’entreprise dans le numérique. « Nous étions plusieurs dans le village à vouloir créer de nouvelles manières de travailler ensemble. À force d’en parler nous nous sommes vite retrouvés à soixante. » Qui montent le projet, à leur tour frappent à la porte la mairie, laquelle à son tour leur propose des locaux. Le fablab s’est aujourd’hui spécialisé en artisanat d’art, une activité historique du village. « La priorité était de trouver l’endroit et d’avoir le soutien de la mairie », insiste Aurore Huitorel Vetro. Idem pour Élie Preveral : « Les tiers-lieux sont des projets qui s’inventent avec les collectivités. »
Fabrique de territoire : les tiers-lieux aident les tiers-lieux
Une attente de soutien de la part des acteurs de terrain mise en lumière par le rapport Levy Waitz. « Des milliers de personnes au sein des tiers-lieux ont participé à la plate-forme collaborative mise en place pour le rapport, témoigne le rapporteur. Nous avons eu énormément de retours, des centaines ont participé à des groupes de travail. L’objectif du rapport était d’établir un constat clair sur ces tiers-lieux, de comprendre ce qui était à l’œuvre et de dire si l’État devait et pouvait faire quelque chose. » La réponse est affirmative. Celle du terrain est claire, les acteurs locaux, avec les élus, expriment une réelle aspiration à voir le mouvement accompagné.
Message entendu puisque le 17 juin, pas moins de six ministres lancent un appel à manifestation d’intérêt : Fabriques de territoires et Fabriques numériques de territoire. L’objectif ? Soutenir les Fabriques de territoires, des tiers-lieux structurants, capables d’accompagner et de soutenir d’autres tiers-lieux en création ou plus modestes. Le gouvernement souhaite en créer 300 : 150 en quartier prioritaire de la politique de la ville et 150 hors des grands centres urbains. « L’objectif est de favoriser un maillage sur tout le territoire et d’apporter de nouveaux services aux habitants, explique Julien Denormandie. Mon rôle est d’accompagner et d’accélérer la dynamique avec un apport financier de 45 millions d’euros sur trois ans. » Un soutien auquel viennent s’associer Action Logement ainsi qu’un fonds d’investissement pour la partie financière, mais des discussions sont également en cours qui visent à l’intervention d’autres acteurs publics ou privés. Un mélange des genres indispensable, selon Patrick Levy Waitz : « Tous les grands projets de Fabrique de territoires dont la probabilité de viabilité est avérée ont mis autour de la table les acteurs économiques, sociaux et publiques. »
Soutien national
L’appel à projet a été conçu dans la durée avant tout pour garantir une égalité des chances entre les multiples créations en devenir. Patrick Levy Waitz : « Nous avons souhaité que cet appel à manifestation d’intérêt soit permanent afin d’éviter que les projets en cours de réalisation ne soient avantagés et pour inciter à la naissance de nouveaux tiers-lieux. » Une première phase de sélection vient d’ailleurs de se terminer mi-octobre dont les lauréats seront connus début novembre. Sur le terrain, l’appel à manifestation d’intérêt a été accueilli avec enthousiasme. « Les régions bénéficiaient déjà d’un ensemble d’aides, mais offrir un cadre et un soutien national était difficile à obtenir jusqu’à présent », s’enthousiasme Élie Preveral. Lequel ambitionne d’ailleurs de postuler à l’appel à manifestation d’intérêt en consortium avec d’autres tiers-lieux pour un projet abrité dans… une ancienne gare. Le consortium, c’est également le moyen choisi par le fablab de Pernes-Les-Fontaines pour répondre à l’appel. « L’ambition est de créer un tissu entre tous les tiers-lieux du territoire, explique Aurore Huitorel Vetro. Avec l’ambition de renforcer les tiers-lieux existants et d’aider les nouveaux à se créer. »
Nerf de la guerre
Mais l’appel à manifestation d’intérêt n’est pas la seule initiative du gouvernement. Le 17 juin, « les Six » (ministres) ont annoncé dans la foulée la création du Conseil national des tiers-lieux. Patrick Levy Waitz : « L’objectif est de participer à l’émergence d’une filière professionnelle du coworking. » En rassemblant les acteurs clés des tiers-lieux, le conseil aura pour vocation la remontée des thématiques et sujets prioritaires pour travailler vers cet objectif. Le fablab de Pernes-Les-Fontaines siège justement au sein de ce conseil. « Ces initiatives ajoutent de la crédibilité aux projets de tiers-lieux. Lorsqu’on explique un projet comme celui-là en milieu rural, un soutien à l’échelle nationale rend les choses plus faciles. Sans parler évidemment de l’aide financière possible. » Un développement hors métropole auquel Julien Denormandie et Jacqueline Gourault se disent très attentifs.
Soutien financier ? C’est le leitmotiv. La quête d’un modèle économique, sempiternelle étape épineuse pour ces tiers-lieux. Transition de société, lien social, les mots claquent, mais si l’on ne parvient pas à « joindre les deux bouts »… Monsieur le Ministre ? « Aujourd’hui la grande majorité des tiers-lieux n’a pas encore trouvé son modèle économique, nous répond Julien Denormandie, raison pour laquelle nous aidons à leur financement. Mais nous pensons qu’en tant que lieux structurants à l’heure des transitions démographiques, productives, numériques et écologiques, leurs modèles d’activité vont pouvoir s’affiner et se consolider. » Le fablab de Pernes-Les-Fontaines a justement été pensé comme une petite entreprise, même s’il n’en a pas le statut, et se rémunère par les adhésions des membres, par les formations proposées et par la location d’espaces de coworking. Sur ce dernier volet, le gouvernement fait face à un autre enjeu : celui de la couverture territoriale en matière de réseau. Impossible d’envisager des travailleurs dans des tiers-lieux ruraux plutôt qu’en métropole sans couverture numérique suffisante. Madame et Messieurs les Ministres ? Elle/ils s’engagent à y répondre avant la fin de 2020. Nous y veillerons.
Nicolas Pagniez