Très tournées vers le numérique, les marques surfent de moins en moins sur des contenus créatifs générateurs d’émotion. Sauf celles qui osent s’engager sur des sujets de société, stratégie payante mais risquée. Que sont devenus nos coups de pub d’antan, affichages, spots TV…, facteurs de retours sur investissements dithyrambiques ?
On se souvient tous, ou presque, de ces pubs mythiques, balises de nos jeunesses télévisuelles. Flash-back 1991 : une jeune femme blonde, assoiffée, gravit une montagne en quête de l’improbable bouteille de Perrier qui trône au sommet. Mais un lion en ces lieux attirés prétend lui aussi à la source pétillante – à moins qu’il n’ait des vues alimentaires sur la belle proie humaine. Les deux félins s’affrontent dans un concours de rugissements : la belle rugit si bien que le lion s’enfuit : il ne reste plus à « la lionne » qu’à boire à longs traits. Pour un/e Français/es sur deux, cette « Lionne », titre du spot, fait partie des pubs les plus marquantes de sa génération – à en croire un récent sondage TNS-Sofres. Trente secondes signées Jean-Paul Goude, et ce message subliminal : ce que femme veut, elle le hurle… Perrier ressuscitera sa « Lionne » en 2018 via un remake de cette célèbre pub – cette fois, un lionceau et une petite fille. Ces coups de pub qui créent vraiment le buzz, où sont-ils aujourd’hui ? « Poser une telle question – et surtout peiner à y répondre – montre que de tels spots sont en voie de disparition ! », déplore Frank Tapiro, ex-fils de pub, désormais chief emotional officer de la start-up Datakalab qu’il a créée. Il le regrette : « Les marques surfent désormais de moins en moins sur des contenus créatifs générateurs d’émotion. » Apple y avait excellé (lancement du premier Macintosh en 1984, sous le signe effrayant du Big Brother – alias ibm – de George Orwell), comme Lactel (« C’est quoi cette bouteille de lé – lait »), ou, plus récemment, la FDJ avec son « Au revoir président »…
Jouer sur l’affect
La faute à qui ? « À l’ère du tout numérique ! dénonce Tapiro, pour lequel la montée en puissance du numérique a détourné depuis une dizaine d’années les marques des médias traditionnels, TV, affichage…, pourtant les plus propices aux contenus créatifs et autres coups de pub facteurs d’attachement et donc d’audience ». Par crainte de se retrouver invisibles sur la Toile, les annonceurs adoptent désormais des stratégies de marque inadaptées conçues pour le média Web où l’impact d’une campagne devient peu maîtrisable. Et pour cause : sur le Web, « la notion de timing et d’effet de surprise n’est pas du tout la même que sur les médias classiques où l’on peut frapper les consciences en quelques secondes, via une affiche. Et en moins de 30 secondes via un spot TV ». À la grande différence du Web où les internautes prennent le temps de voir et revoir l’annonce, de la décrypter et surtout de la commenter au risque de susciter un bad buzz ! « Ces prises de position des internautes à même de poster tout et n’importe quoi, stimulent bien plus l’intellectuel que l’émotionnel, alors que les coups de pub réussis ont d’abord un point commun : jouer sur l’affect », poursuit l’expert qui conseille donc aux marques de réinvestir les canaux de com’ historiques. Quant au « levier numérique, loin d’être “game over”, il doit surtout être investi dans un second temps pour créer de la discussion, et créer plus encore le buzz, autour d’un coup de pub, et non l’inverse ! », prévient Frank Tapiro. Véritable caisse de résonance, le Web peut booster « pendant plusieurs jours la rémanence mémorielle d’un message diffusé au préalable sur une affiche ou à la télé ». Surtout lorsque de tels messages osent créer la polémique, passionner, déranger même, en appuyant certaines grandes causes. C’est le parti adopté par toujours plus de grandes marques qui ont fait parler d’elles, ces dernières années, en diffusant des pubs engagées sur des sujets de société.
Des pubs qui cassent les codes
Exemple : la marque de rasoirs Gillette a lancé, cette année, un spot TV qui faisait écho au mouvement féministe #MeToo. De quoi inciter les hommes à en découdre avec la « masculinité toxique » – machiste et homophobe –, jusqu’alors associée au summum de la virilité. « Est-ce le meilleur qu’un homme puisse avoir ? Vraiment ? », s’interroge la voix off de la pub. Toujours pour s’affranchir des stéréotypes de genre, Gillette France a troqué, dans son dernier spot, le mâle musclé caricatural par un modèle plus proche de la réalité. Casser les codes ? C’est aussi le credo d’Adidas et de Nike qui ont fait poser dernièrement des top models aux aisselles et jambes « au naturel » pour briser le tabou de la pilosité féminine. L’un des plus gros buzz de 2018 revient d’ailleurs à Nike pour sa campagne avec Colin Kaepernick, star du foot américain, qui avait refusé de se lever en 2016 lors de l’hymne national du pays pour s’opposer au racisme de la police. Un coup de génie : les ventes en ligne de la marque ont illico grimpé de 31 % ! Sans oublier 8,2 millions de mentions sur les médias sociaux, dont des milliers de menaces adressées à Nike pour son soutien à l’athlète. Un exemple qui en dit long sur l’intérêt pour les marques de prendre la parole sur des sujets de fond, en sollicitant, pourquoi pas, des vedettes pour mieux créer le buzz, notamment sur la Toile. Gare toutefois à ne pas se positionner sur des thèmes trop clivants au risque de générer des bad buzz, comme ce fut le cas pour Benetton. Frank Tapiro en sait quelque chose, lui qui fut à l’initiative de récentes campagnes engagées, comme « Antisemitox, le premier traitement contre l’antisémitisme » ou « Homophobiol, le premier traitement contre l’homophobie ». Rendez-nous nos « Demain, j’enlève le bas », la Myriam de l’afficheur Avenir.
Charles Cohen