La nuisance s’est démocratisée !
Notre chroniqueur, Marc Drillech, publie aussi un billet sur Futura Sciences…
Je vous parle d’un temps béni de tous, institutions étatiques et régionales, entreprises et associations, partis politiques et stars. Face aux menaces intérieures, aux nuages atomiques qui s’arrêtaient aux frontières, au sang étrangement contaminé, à la canicule qui prenait ses vacances en France, aux bœufs pas très clairs et aux poulets détendus dans les élevages en batterie, aux grippes à peine pesantes et aux incidents à peine douteux, aux essais nucléaires indolores et aux règlements de compte amicaux, sans même évoquer des masques inutiles devenus indispensables, cacher la vérité était possible. C’était un réflexe, un mécanisme d’autodéfense, une protection naturelle, une réaction évidente et attendue. On pouvait même faire mieux : simuler la volonté de nous nuire, oublier, maquiller par de savants sondages d’opinion, travestir, détourner l’attention, trouver des « boucs émissaires » avec l’aide précieuse de consultants, d’agences spécialisées et – comble du chic – d’experts-gourous en « com de crise ». Plus on en faisait pour le client, plus on mettait l’emphase sur les risques, plus on dramatisait les affres de lendemains s’apparentant à la fin du monde, plus il avait le sentiment d’être protégé et de pouvoir surmonter la fameuse « crise » qu’il raconterait un jour à ses petits-enfants…Triste nouvelle pour la com : le mensonge ne paie plus vraiment !
La conséquence lourde en rémunérations était de peu d’importance, la « fin du monde » ayant été évitée pour l’entreprise, ses actionnaires et son président… en attendant la prochaine mauvaise nouvelle. Le monde de la « com de crise » va devoir changer de fusil et même d’épaule. Il continuera d’exister, de théoriser et de commercialiser des stratégies de prévention. Des professionnels trouveront toujours des entreprises pour vendre leurs recommandations et méthodes. Mais les temps changent vraiment. Est-ce le monde de demain dont tout le monde parle aujourd’hui ? Les crises ne font que se développer, traversent les frontières, envahissent nos univers, se banalisent et menacent au quotidien les institutions publiques et privées comme les entreprises. Mais la leçon actuelle devrait conduire à une profonde réflexion au cœur des stratégies et des comportements des entreprises et de leurs marques, des professionnels de la communication et des politiques. Il apparaît de plus en plus préférable de ne pas mentir car le risque d’une telle décision devient supérieur à une vérité qui risque d’émerger plus vite et plus fort qu’avant. On découvre une évidence vieille de milliers d’années et répétée aux enfants de tous les continents, le mensonge ne paie pas. Mais la morale n’est plus la raison principale de cette conclusion. De multiples transformations modifient les règles du jeu et font que le mensonge incarne une stratégie bien plus risquée que par le passé. Bienvenue dans l’ère de l’information mondialisée, instantanée, épidémiologique. Nous sommes tous devenus, évidence, des émetteurs. Fini le temps des « grandes gueules » qui promettaient qu’on allait voir ce qu’on allait voir pour constater qu’on ne pouvait rien faire. Chaque individu dispose d’une rare capacité d’expression sur des sites par milliers, des pages spécifiques des médias, des blogs qu’ils suivent ou qu’ils créent, des tweets et toutes les présences imaginables sur les réseaux sociaux, de Linkedin à Facebook, de Tik Tok à Instagram… Nous sommes tant habitués à ces possibilités qu’on oublie combien elles révolutionnent les capacités d’expression des individus et combien la nuisance est démocratisée. Tout est devenu possible :informer le monde des terribles conditions de travail d’une entreprise, de salaires honteux payés au Bangladesh, des inégalités de salaires femmes-hommes, des comportements sexistes de dirigeants, de défauts de fabrication maquillés, de projets dangereux pour l’environnement…
L’audience a ses raisons que le cerveau ignore. Même nos politiques gouvernent en devenant eux-mêmes les initiateurs de rumeurs, ils.elles convoquent les journalistes pour faire du off (ce qui voulait dire « à ne pas divulguer », mais la définition même du off a changé) pour faire du off-on ! « Ne pas dévoiler mais surtout bien le dire à tout le monde sans dire que c’est moi qui vous l’ai dit ». Voilà comment aujourd’hui on évoque « une source proche de… » Parmi la sphère des médias, certains d’entre eux n’informent plus et ne font plus raisonner parce qu’ils résonnent de ce qui peut émouvoir, révolter, créer le buzz, faire la « une » et favoriser la hausse de l’audience. Ils n’analysent plus, ou de moins en moins, préférant présenter le plus vite et le plus fort ce qui pousse à la réaction émotionnelle. Imaginer conserver une information sensible, surtout si elle concerne une institution ou une entreprise, est un pari qui devient trop risqué. Julien Assange et Wikileaks suffisent à comprendre la porosité de toute information. Les médias ne peuvent plus contenir le secret. Les réseaux peuvent contourner d’éventuelles censures. Et si l’accès aux institutions traditionnelles en charge de l’information présente toujours les mêmes difficultés, l’ouverture vers les publics est devenue, elle, courante, quotidienne, diverse. L’information est relayée dans le monde en une poignée de minutes, ce qui révolutionne sa gestion, son contrôle comme sa diffusion et son caractère déstabilisant. Le doute permanent contre la culture du chef dont la parole ne suffit plus. La confiance émoussée n’est pas une réalité propre à la France et ne s’applique pas à la seule sphère de la politique. Le doute est généralisé. La défiance tient lieu de réflexe conditionné. Le pouvoir du PDG, du président, du directeur, des personnalités respectées et dont on mettait rarement en doute la sincérité, même si on pouvait ne pas partager les opinions, disparaît à mesure que les scandales se multiplient. Ce n’est pas une hausse incontrôlée de l’immoralité ou d’une délinquance des élites. C’est une transparence accrue et une moindre homogénéité des groupes qui conduisent à ce que la fameuse « fuite » n’est plus l’exceptionnel mais le commun. Le diffuseur qui « brise l’omerta » de ce qui devait rester caché n’est plus un traître ou un « vendu » mais souvent un héros. Et dans la course à l’audience, certains médias raffolent de ces contre-pouvoirs qui bénéficient de tous les espaces rédactionnels des journaux imprimés ou télévisés. Casser le mur du secret est devenu une stratégie pour les uns, une méthode de défense pour d’autres. Le respect de la hiérarchie ne suffit plus à « contenir » l’information. L’obligation de confidentialité n’est plus considérée comme un impératif moral mais souvent comme un frein à la liberté.
C’est tout particulièrement le cas des chaînes non-stop d’informations télévisuelles. Et les « on nous cache tout » et les « tous des menteurs », les « on vous l’avait bien dit » et les « complots des élites » qui construisent l’éclatante santé des fake news conduisent à ce que le coût du mensonge grimpe en flèche, stimulant l’audience. Ces médias d’information sont les caisses de résonance de toutes les confidentialités, se nourrissant au quotidien du scandale, bien souvent dans un respect approximatif de la déontologie, visant de moins en moins le cerveau et de plus en plus le cœur et les tripes. Dévoiler les mensonges, y compris en commettant pas mal d’erreurs et d’approximations, ne traduit pas une volonté morale mais l’exigence de la course à l’Audimat et à celui qui fera le plus de buzz. Nous pouvons tout dire car nous disposons des moyens pour nous exprimer. Nous le faisons d’autant plus que le contrat sacré entre l’individu et les institutions sort affaibli de crises successives et d’une confiance émoussée. Et nous trouvons dans ces médias des caisses de résonance en quête permanente de scandales, de scoops et d’informations qui rendront encore plus accros les individus pour le plus grand bonheur de l’Audimat. L’exigence ou l’exil ? En écartant la question morale, certes essentielle, et en se limitant à évaluer les potentialités à dire la vérité ou à mentir dans les domaines sensibles de la politique, de l’économie et de l’entreprise, on constate que tout converge vers une palme décernée aux comportements dits moraux, pas toujours prémédités, mais qui (re)trouvent une légitimité et une utilité supérieure. Ainsi, le mensonge n’est plus seulement un vilain défaut ou une défense condamnable. Il est devenu en matière de communication, bien malgré lui, un outil dangereux et un ami contreproductif. Si, dans le passé une stratégie de défense fondée sur le mensonge s’avérait payante, elle l’est vraiment de moins en moins. Qui l’eût cru ? Certainement pas les dizaines de ministres, de hauts fonctionnaires, de députés, de chefs d’entreprises, de personnalités condamnées au silence, à l’exil, rejetés du « grand monde » pour cause de mensonge dévoilé, dramatisé, hautement médiatisé et désormais incapable de bénéficier de l’oubli.
Marc Drillech