La BCE détient 20 % de la dette de l’eurozone moyennant des obligations d’État à rembourser… ou pas.

L’idée a surgi : si la BCE « crée » les milliards pour soutenir les États européens, pourquoi ne ferait-elle pas disparaître cet argent venu ex nihilo ? Ce serait, au final, convenir que l’argent n’est qu’une convention. Pourquoi pas. Mais alors, dans un autre monde. L’analyse d’Éric Pichet, professeur et directeur du mastère spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business School, publié par The Conversation France.

Depuis la doctrine exposée par le journaliste britannique Walter Bagehot en 1873 dans son livre Lombard Street, la principale mission des banques centrales dans les crises financières est d’assurer la liquidité de l’économie. Pour cela, elles jouent le rôle de prêteur en dernier ressort aux banques solvables en contrepartie de collatéraux incontestables comme les emprunts d’État.

Instruites par l’expérience de la crise de 1929, les grandes banques centrales, confrontées aux insuffisances de cette politique conventionnelle malgré des taux d’intérêt abaissés à un niveau historiquement nul, ont initié en 2009 des politiques dites « non conventionnelles ».

Lesquelles sont fondées sur des achats massifs et durables de titres obligataires, principalement publics sur le marché secondaire (où les titres déjà émis s’échangent), pour maintenir les taux longs très bas et permettre ainsi aux entreprises et aux ménages d’emprunter pour soutenir l’activité et éviter le pire, la déflation, c’est-à-dire une baisse continue des prix qui entraîne un ralentissement de l’économie car les agents préfèrent attendre avant de dépenser, anticipant de futures baisses des prix.

Les achats de titres démultipliés
La Banque centrale européenne (BCE) a décliné cette nouvelle doctrine en mai 2010 via son Securities Markets Programme (SMP) consistant à racheter sur le marché secondaire les obligations souveraines des États de la zone euro victimes de la défiance des investisseurs. Eux exigeaient alors des taux trop élevés pour acquérir ces titres (à savoir la Grèce, mais aussi le Portugal, l’Irlande, l’Italie et l’Espagne) pour un montant total d’environ 220 milliards d’euros, mais sans création monétaire.

Ce programme a pris fin en septembre 2012, remplacé par l’Outright Monetary Transactions, validé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 16 juin 2015.

Le 22 janvier 2015, la BCE va plus loin et met en œuvre, en imitant la Federal Reserve (FED) américaine, son assouplissement quantitatif (« quantitative easing », ou QE). Elle achète, toujours sur le marché secondaire, des titres obligataires publics et privés d’un montant de plus de 1 100 milliards d’euros échelonnés entre mars 2015 et septembre 2016, mais cette fois avec création monétaire.

Cette politique devait cesser une fois la situation économique stabilisée, mais la crise sanitaire de la covid-19 et l’effondrement de la croissance prévue en 2020 dans la zone euro (-10,2 % selon les prévisions du FMI de juin 2020) en a décidé autrement.

La BCE a au contraire démultiplié ses achats de titres, en ajoutant aux 350 milliards d’euros du Purchase Sector Public, programme déjà en cours, un nouveau programme nettement plus ambitieux. Le montant de ce dernier, dit Pandemic Emergency Public Purchase, de 750 milliards d’euros le 18 mars 2020 a été encore renforcé de 600 milliards le 4 juin 2020.

Conséquence logique de ces politiques, la BCE détient désormais plus de 20 % de la dette publique de l’eurozone et son bilan atteint 50 % du PIB de la zone euro (soit nettement plus que celui de la FED à 33 %). Qui plus est, la qualité de ses actifs est nettement moindre qu’aux États-Unis puisque la Grèce, Chypre et le Portugal sont classés à risque et que les notes de l’Espagne et l’Italie ont été dégradées ces dernières semaines.

Monétisation ou annulation ?
Considérant toujours que ses achats sont exceptionnels et temporaires, la BCE réfute l’accusation de monétisation de la dette des États, autrement dit « l’utilisation de la création monétaire comme source permanente de financement des dépenses publiques », pour reprendre la définition que retient la FED.

La BCE a d’ailleurs beau jeu de préciser que son bilan est toujours équilibré puisque l’émission monétaire à son passif a comme contrepartie des obligations d’État à son actif. En outre, elle ne pratique pas la « monnaie hélicoptère », expression imaginée en 1969 par l’économiste américain Milton Friedman pour qualifier le versement direct et sans contrepartie de monnaie centrale aux ménages (ou aux entreprises) pour soutenir l’activité.

Elle laisse donc aux États membres et à la Commission européenne le soin d’effectuer ces transferts pour financer leurs pertes de recettes fiscales et leurs plans de relance.

Faut-il alors, comme le suggèrent plusieurs voix en France, des libéraux à l’extrême gauche, annuler la dette des États détenue par la banque centrale elle-même détenue in fine par les États ? Après tout, si la FED ou la BCE décidait d’annuler la dette étatique, il ne se passerait rien à court terme si ce n’est sur le plan comptable une banque centrale moins crédible avec des fonds propres négatifs (pour le Système européen de banques centrales, le SEBC, ce serait de l’ordre de 2 200 milliards d’euros, soit 20 % du PIB de la zone euro).

Risques économiques
L’annulation de ces dettes inciterait inévitablement les États dépensiers à mener des politiques budgétaires encore plus laxistes (hausse des dépenses publiques ou baisses des impôts) en les dispensant des réformes nécessaires à la soutenabilité de leur dette publique, et comporterait deux risques économiques à moyen et long terme :

  • Le premier est une reprise de l’inflation, actuellement inexistante sous l’effet de puissantes forces déflationnistes. C’est du moins le cas pour ce qui est des prix à la consommation car le QE a bel et bien généré une inflation des actifs que sont les actions, l’immobilier, mais aussi les obligations dont les cours évoluent en sens inverse des taux très bas voire négatifs.
  • Le second est la baisse de la devise, mais comme tous les pays disposant de devises fortes pratiquent une même politique monétaire agressive leurs taux de change respectifs restent globalement stables. L’indicateur le plus fiable de la dévaluation des devises reste sans doute le cours de l’or. Celui-ci a progressé de 13 % au premier semestre 2020 en passant de 1 500 dollars l’once à plus de 1 700 dollars.

Interdit par les traités
En l’état actuel du droit communautaire, la monétisation de la dette publique (et donc a fortiori son annulation) est proscrite par l’article 123 du Traité de l’UE. D’ailleurs, lors du QE de 2015, la BCE avait expliqué qu’elle n’effectuait aucune monétisation de la dette car ses interventions respectaient la clé de répartition établie pour la souscription à son capital, et qu’elle s’interdisait de détenir plus du tiers de la dette d’un État membre.

C’est la raison pour laquelle la CJUE avait validé, le 10 décembre 2018, ce programme au nom du principe de proportionnalité en réponse à une question préjudicielle de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.

Dont la jurisprudence s’est toutefois durcie le 5 mai puisqu’elle a demandé à la BCE de prouver dans un délai de trois mois l’absence d’effets secondaires néfastes du programme de 2015. Faute de quoi, la Bundesbank, la banque centrale allemande, ne pourrait plus participer à un tel programme, ce qui resserre un peu plus l’étau juridique sur la BCE.

Les détenteurs d’obligations en première ligne
L’annulation des dettes étant juridiquement impossible, le plus vraisemblable est que perdurera pendant quelques années une situation au cours de laquelle la BCE, après avoir achevé son programme d’achat de dettes publiques, se contentera sans doute de conserver et de rouler sa position en rachetant de nouvelles obligations à l’échéance des anciennes pour permettre aux États de l’eurozone de continuer à se financer à coût nul.

Si cette situation devait se pérenniser, le résultat serait financièrement le même qu’une annulation des dettes, et la valeur nominale des créances achetées toujours inscrites à l’actif de la BCE, le seul risque étant alors un défaut d’un des États.

Dans tous les cas, les détenteurs d’obligations (en direct ou via l’assurance vie en euros) seront les premières victimes de cette situation qui se traduit par un rendement nul de leurs obligations en raison de la prolongation d’une situation de taux historiquement bas.

En cas de défaut d’un ou de plusieurs États membres, les obligataires, mais aussi les contribuables de l’ensemble des États – actionnaires indirects de la BCE – seraient alors les dindons de la farce. Le pire n’étant jamais sûr, une issue favorable donnerait une fois de plus raison au père fondateur Jean Monnet qui affirmait que « l’Europe se ferait dans les crises et qu’elle serait la somme des solutions qu’on y apporterait ».

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