Avoir 20 ans en 2020 : quand la covid-19 révèle les inégalités entre les jeunes

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En sciences sociales, on ne distingue pas une mais… des jeunesses !

Pierre Bourdieu, sans doute le plus réputé des sociologues français ne cessait de marteler : « La jeunesse n’est qu’un mot ». A fortiori à l’heure Sars-CoV-2, où les inégalités se creusent entre les jeunes. Analyse signée Nicolas Roux, maître de conférences en sociologie à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et publiée par The Conversation.

«C’est dur d’avoir 20 ans en 2020». Ces mots prononcés par Emmanuel Macron le 14 octobre dernier expriment une forme de compassion envers les jeunes. L’expérience du confinement puis du déconfinement, avec les mesures barrières, la distanciation sociale, la fermeture partielle des universités et les difficultés accrues à trouver un emploi évoquent en effet un climat anxiogène auquel toutes et tous seraient confronté·es, devant faire face aux restrictions des sociabilités, à la précarité et à l’incertitude de l’avenir.

Ce message présidentiel contraste cependant avec d’autres discours gouvernementaux, jugés parfois culpabilisants. Certains ont en effet pointé les festivités étudiantes, qui expliqueraient les «clusters» à l’université, ou adopté une approche infantilisante, présentant les jeunes comme les principaux responsables de la diffusion du virus, notamment dans le spot «choc» du ministère de la Santé.

Dans un cas comme dans l’autre (compassion ou stigmatisation), la crise sanitaire, économique et sociale a renforcé les préoccupations et les injonctions à l’égard des jeunes. Et les mots utilisés pour les désigner laissent entendre qu’ils·elles formeraient une communauté de destin – on a parlé de «Génération Covid» et Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, s’est inquiété de ce qu’il a nommé un «terreau d’une colère générationnelle».

Pas une mais des jeunesses
Cette lecture générationnelle tend à faire des jeunes un bloc homogène, dans lequel ils·elles partageraient une condition et une conscience communes : d’un côté «la jeunesse», de l’autre «les adultes». Les sciences sociales, ainsi que des organisations solidaires, ont pourtant rappelé qu’il n’y a pas une mais des jeunesses.

Ce que nous vivons depuis mars 2020 a rappelé avec force la précarité, mais aussi et surtout les inégalités et les divisions parmi les jeunes. Le confinement a ainsi rendu visible et a décuplé les inégalités face au logement, que ce soit pour les personnes sans domicile fixe, résidant dans des foyers, des centres d’hébergement d’urgence, dans des logements insalubres ou surpeuplés.

Les études sur l’éducation ont aussi montré que cette période a eu un effet démultiplicateur des inégalités. À l’université par exemple, les étudiant·es d’origine populaire sont les premier·ères à pâtir du manque de moyens humains et matériels – qui inquiète les enseignant·es-chercheur·euses depuis de nombreuses années, tandis qu’augmente continuellement le nombre d’étudiant·es, et empêche de les accueillir sur place dans de bonnes conditions. À défaut, ces jeunes ont souvent dû suivre des enseignements à distance, alors qu’ils·elles n’ont pas toujours le matériel informatique adapté ou, quand ils·elles l’ont, ne le maîtrisent pas forcément.

À ce sujet, ce que l’on appelle communément la «fracture numérique» ne concerne pas que les inégalités d’accès – sur lesquelles les pouvoirs publics ont tendance à insister, focalisant l’attention notamment sur la généralisation de la couverture Internet des territoires ruraux –, mais aussi les inégalités d’usages: il ne suffit pas d’avoir un téléphone portable ou un ordinateur pour savoir manier les multiples modalités des plates-formes de visioconférence qui ont imprégné l’enseignement supérieur, ou pour être à l’aise avec sa boite mail.

Ces jeunes appartiennent au pôle «populaire», majoritaires en leur sein – les classes populaires formant à elles seules presque la moitié de la population active selon l’Insee, soit 20,3% d’ouvrier·ères et 27,4% d’employé·es –, et vivent aussi bien dans des «cités» que dans des mondes ruraux ou des zones périurbaines.

Ce pôle contraste nettement avec celui des jeunes des classes supérieures. Certes, ces derniers pâtissent eux aussi de la saturation du marché de l’emploi en temps de Covid-19; mais ils·elles restent les mieux armé·es pour y faire face. Formé·es pour la plupart dans les meilleurs établissements du supérieur, ce sont les plus à même de remplir et présenter efficacement leur CV, faciliter les rencontres ou encore mener des engagements associatifs et bénévoles qui leur permettent d’accroître leur réseau de relations, en partie hérité de la famille.

Une catégorie manipulable
Ces divisions rappellent que, comme toute catégorie, la «jeunesse» est une catégorie manipulable, notamment par les responsables publics. Qui ont le pouvoir de désigner des populations et de les nommer, de leur attribuer des comportements et des attributs, bref, de construire des représentations sociales de «la jeunesse».

Ainsi en va-t-il de l’image de jeunes diplômés, informés, mobiles, ouverts sur l’international et hyperconnectés, ayant un désir de réalisation de soi au travail qui les inclinerait à ne pas vouloir le réaliser dans une même entreprise, un même métier et un même emploi toute leur vie. Cette image est incarnée par ce que l’on a appelé la «génération «Y», rassemblant les personnes nées entre 1982 et 1995 au moment de la «révolution technologique», précédant la «Génération Z» regroupant celles nées dans les années 1990.

Cette image de la «jeunesse», radicalement éloignée de son pôle populaire, est réductrice et ne peut que concerner qu’une petite minorité des jeunes. Il n’en va pas moins qu’elle converge avec les décennies de flexibilisation du travail et de l’emploi, ainsi que de valorisation de l’«esprit d’entreprendre», y compris dans l’enseignement supérieur. Cela d’autant plus qu’à l’opposé de cette image du·de la jeune travailleur·euse mobile et flexible, les conditions d’accès à l’assurance chômage se durcissent et que le quinquennat actuel continue d’alimenter les représentations stigmatisantes à l’égard des chômeurs, que ce soit par l’invitation à «traverser la rue pour trouver du travail» selon la formule du président ou par le renforcement des modalités de contrôle, de repérage et de sanction des «fraudes» et des «abus».

Alors que le contexte actuel met en lumière la précarité et les inégalités parmi les jeunes, il importerait avant tout de leur donner les moyens de leur «insertion» et de leur «intégration». La France se distingue de nombreux pays européens en matière de protection sociale pour cette population. Le Revenu de solidarité active (RSA) ne peut être perçu par les moins de 25 ans qu’à des conditions très restreintes ; et ce ne sont pas les aides «exceptionnelles», comme celle mise en place le 14 octobre pour les familles bénéficiaires du RSA (de 100 € à 150€ supplémentaires durant six semaines) ou celle, envisagée, dédiée aux étudiant·es, qui permettront d’agir sur les causes structurelles de la pauvreté.

L’exemple de la Garantie Jeunes a montré combien la perception d’une allocation mensuelle s’avère essentielle pour les jeunes qui ne peuvent s’appuyer sur des ressources financières familiales. Mais ils ne sont que 57 800 à la toucher en décembre 2017 (sur 75 000 à bénéficier du dispositif), soit moins de 1% des 16-25 ans…

Tandis qu’Emmanuel Macron a appelé, pour construire le «monde d’après», à «tirer les leçons du moment que nous traversons» et à prendre des «décisions de rupture», ne serait-il pas temps de considérer sérieusement la possibilité d’assurer aux jeunes au moins des minima sociaux, ou un revenu universel à un niveau décent ? Il s’agit aussi de rompre avec la lutte contre un supposé «assistanat» de la part des destinataires des politiques d’emploi et d’insertion, dont nombre de jeunes font ou feront bientôt partie.

 

 

 

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