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Élisabeth Elkrief, directrice générale d’AlphaOmega, fondation de venture philanthropy

La suppression de l’ENA s’inscrit sans doute dans un objectif d’égalité des chances. En parallèle, le pays fait face à 100 000 décrocheur·es chaque année.

Une institution habituée à former la haute fonction publique en France que le Président de la République Emmanuel Macron a décidé de supprimer, l’École nationale d’administration (ENA). Régulièrement critiquée pour son manque d’ouverture sociale – un seul fils d’ouvrier au sein de la promotion 2019-2020 –, elle va renaître sous la forme de l’Institut du service public (ISP). Un symbole qui tombe, un fleuron de l’administration française que le chef de l’État lui-même, avait fréquenté. Bref, une décision qui vient relancer le débat sur l’égalité des chances. Entretien avec Élisabeth Elkrief, directrice générale de la fondation AlphaOmega.

Que pensez-vous de la suppression de l’ENA par Emmanuel Macron ?

C’est une décision qui s’inscrit en faveur de l’égalité des chances. Un acte que je trouve plutôt courageux de la part du Président de la République. Même si, évidemment, les critiques à l’égard de l’École nationale d’administration ne datent pas d’hier, puisque dans les années 1960-1970 déjà, on pointait du doigt cette institution. Qui peine encore aujourd’hui à faire une place aux jeunes issus des milieux sociaux les plus modestes. Il ne faut pas sous-estimer le niveau de l’institution où sont formés des gens très curieux et motivés par le sens du collectif – mais c’est avec l’accès à une plus grande diversité de profils que l’appréciation du collectif sera plus juste. Alors si l’arrivée du nouvel institut [ISP, ndlr] revoit son mode d’accession, supprimer l’ENA est une bonne chose. Sinon, cette mesure résonnera comme un simple effet d’annonce.

Alors oui, l’ENA est un symbole, mais l’égalité des chances se pose aussi pour l’ensemble du supérieur…

Absolument. Elle se joue bien avant. Vous avez chaque année en France 100 000 décrocheur·ses qui rejoignent le million de jeunes en France qui ne sont ni en emploi ni en formation. Donc j’irais plus loin : avant d’évoquer l’égalité des chances, parlons d’équité des chances si l’on veut vraiment redonner une chance à l’égalité des chances ! Car dès leur plus jeune âge, on constate déjà des écarts entre les enfants issus de milieux sociaux très distincts. Les sciences cognitives montrent qu’il sera plus facile pour un enfant d’apprendre à lire et à écrire un mot qu’il a déjà entendu…. Problème, en arrivant au CP – et en fonction du milieu auquel ils appartiennent –, les enfants disposent d’un vocabulaire plus ou moins riche, avec parfois 1 000 mots entendus d’écart entre certains enfants. L’apprentissage du langage sera d’autant plus complexe pour les enfants dont les parents ont eux-mêmes un vocabulaire peu diversifié.

On considère que l’éducation fonctionne bien pour 80 % des élèves. Mais pour les 20 % restants, l’école n’est pas une condition suffisante pour suivre une scolarité sans encombre – pour ceux-là, il faut des ressources supplémentaires pour atteindre le même niveau que les autres sans quoi ils risquent progressivement de décrocher. Pour ces jeunes, l’école ne représente pas cette possibilité de s’élever, d’un avenir meilleur. Ce qui ne peut pas continuer, rien de pire – pour une partie de la jeunesse – de vivre dans un pays au sein duquel aucune évolution ne semble possible.

Comment redonner espoir à cette jeunesse déboussolée ? L’école peut-elle tout résoudre ?

D’abord, l’erreur serait de fustiger l’école. On l’a bien vu l’an passé, la fermeture des établissements a débouché sur une hausse des décrochages. Après, l’école ne peut pas tout ! Et je crois beaucoup au triptyque école, parents et grandes associations éducatives. Lesquelles peuvent prendre le relais et combler des déficits en amont, grâce à des méthodes spécifiques qui tiennent compte des besoins de chaque individu. Ce que l’école ne peut pas faire. C’est pourquoi notre fondation accompagne des associations – comme Coup de Pouce, Entreprendre pour Apprendre, Article 1 ou l’Afev* – dont on considère qu’elles luttent en faveur de l’équité et de l’égalité des chances. À tous les âges : enfance, adolescence et jeunesse du supérieur. Grâce aussi à des actions concrètes, l’association Synlab, par exemple, propose aux professeur·es d’échanger sur une plate-forme les méthodes pédagogiques qui fonctionnent le mieux et les plus adaptées à certains publics. Utile aussi pour les jeunes professeur·es, souvent envoyé·es à leur début de carrière dans les REP+ [réseaux d’éducation prioritaire, ndlr].

Donc oui, beaucoup d’associations tentent de combler le manque de ressources – culturelles, sociales et économiques – expliqué par l’environnement. C’est du temps, mais tant qu’on n’aboutira pas à l’équité des chances, il faudra tout faire pour retarder les moments cruciaux de l’orientation. On ne peut jouer son avenir à 15 ou 16 ans.

Propos recueillis par Geoffrey Wetzel

* Association de la Fondation Étudiante pour la Ville

 

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