Entre automatisation, numérisation, accélération et doutes

De vastes entrepôts d’un blanc immaculé. Des voitures dont la construction s’enclenche par la signature d’un contrat électronique, quelque part, par un client. Des pièces détachées qui se commandent automatiquement et sont livrées par des camions autonomes. Des robots qui déplacent des pièces lourdes à travers des entrepôts entièrement numérisés : bienvenue dans l’usine du futur made in Groupe PSA.

Dans un court clip vidéo diffusé sur Internet, l’entreprise dévoile ses grands projets pour la numérisation de ses processus de production. On y comprend que le Groupe PSA définit l’usine du futur comme « l’alliance de la technologie et de l’humain au service de la flexibilité ». Pourtant, les opérateurs semblent relayés au second plan. Machines et robots accaparent la majorité des opérations de construction des véhicules. À quoi ressemblera l’entreprise en 2030 ? Réponse de PSA : numérisation et robotisation.

Vers un freelancing généralisé

Un peu court, peut-être, comme analyse des mutations du monde de l’entreprise. Pour Joël de Rosnay, écrivain, docteur ès sciences et volontiers prospectiviste, « la structure même des entreprises est amenée à changer avec, notamment, une montée en puissance du travail des indépendants – 44 millions aux États-Unis ». Un constat que partage le chercheur en économie Yann Moulier-Boutang. Lui évoque un « troisième âge du salariat » à venir, avec le déploiement d’emplois à temps partiel, de « micro-travail numérique ». En clair, un modèle de freelancing généralisé.

L’émergence ces dernières années des tâcherons du clic préfigure déjà cette mutation profonde des modes de travail. Des employés indépendants payés quelques centimes par de grandes compagnies du numérique pour abattre des opérations répétitives, comme du traitement et du nettoyage de bases de données, des likes de photos ou de la création de faux profils sur les réseaux sociaux. Facebook le premier, en sous-traitant discrètement l’écrémage des images insupportables à des OS sous-payés et marqués à vie, sacrifie à une robotisation humaine dénoncée entre autres par les enquêtes de l’équipe d’Élise Lucet (Cash Investigation).

Cette prévision du freelancing généralisé n’est pas sans poser de questions sur les lieux où s’exercera le travail dans l’entreprise de demain : des espaces éclatés, protéiformes, réunissant des travailleurs par pôles de compétences davantage que par entreprises de rattachement. Le coworking en offre les prémices. D’autres questions se posent sur les nouvelles formes de management qui émergeront de cette réinvention des modes du travail. Si l’emploi salarié et fixe avait favorisé le développement d’un management vertical, les managers de demain seront davantage des chefs d’orchestre, capables de faire collaborer entre eux plusieurs nomades de l’emploi.

La fin des GAFAM ?

Au-delà de la reconfiguration du salariat, l’entreprise du XXIe siècle verra aussi un profond bouleversement de ses processus de production. Dans les usines, par exemple, les exosquelettes (sortes de grosses armures portées par des opérateurs pour soulever des charges lourdes) commencent à faire leur apparition. La Poste, Ford, Renault, les leaders du BTP ou encore la SNCF ont commencé à implémenter ces outils d’aide au quotidien de leurs employés. Mais le marché reste balbutiant avec quelques milliers de pièces vendues chaque année. D’ici à 2025, ce sont près de 100 000 exosquelettes qui devraient être commercialisés tous les ans selon le cabinet de conseil stratégique ABI Research. Le DRH de Bouygues BTP a bluffé récemment ses commensaux lors d’une soirée organisée par l’UTC de Compiègne à Paris : en complément des exosquelettes en expérimentation sur les chantiers, des coques qui soutiennent les bras de compagnons, en position haute, amenés à visser ou percer, existent et sont expérimentées…

Mais se pencher sur les entreprises en 2030, c’est aussi se demander quel avenir les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) se tailleront dans nos sociétés au nom, pour l’heure, de leur superpuissance hégémonique incontestable. Or, plusieurs événements sont en train de fragiliser ces colosses. La législation, tout d’abord. L’Union européenne a montré en mai 2018 avec l’instauration du RGPD, Règlement de protection des données personnelles, que plusieurs États étaient en mesure de sceller des accords pour lutter contre les dérives de ces superpuissances.

En outre, la fragilisation des GAFAM pourrait aussi provenir de l’intérieur. Si Google apparaît toujours en 2019 en seconde position des entreprises préférées des jeunes diplômés dans un classement Universum, plusieurs événements ont fait trembler la Silicon Valley : fin octobre 2019, 250 employés de Facebook ont adressé une lettre à Mark Zuckerberg pour dénoncer les dérives du système publicitaire de leur enseigne et les fausses informations qu’elle aurait diffusées. Les employés accusent le site de « permettre aux politiciens de militariser notre plate-forme en ciblant les gens qui croient que le contenu affiché par des personnalités politiques est digne de confiance ». Une défiance inédite pour le réseau social mais qui n’est pas sans précédents dans l’univers des géants. En avril 2018, par exemple, 3 000 employés de Google avaient dénoncé le « projet Maven » : une intelligence artificielle développée par l’entreprise pour le compte de l’armée américaine.

À ces fragilisations internes, d’autres attaques plus inattendues viennent se greffer. La sénatrice démocrate Elizabeth Warren plaide pour un démantèlement des géants technologiques. « Les grosses entreprises technologiques ont trop de pouvoir sur notre économie, notre société et notre démocratie », écrit-elle sur son blog. La sénatrice souhaite une transformation de ces entreprises en services publics et l’annulation d’acquisitions majeures (WhatsApp par Facebook ou YouTube par Google, par exemple). Illusoire ? Voire. Des précédents s’éparpillent dans l’histoire des États-Unis, comme le démantèlement d’une trentaine de filiales de Standard Oil en 1911 (Sherman Act) ou l’éparpillement d’At&T en huit compagnies (1982)…

Autre grand questionnement d’une remise en cause radicale : ne faudrait-il pas envisager l’entreprise en 2030 en dehors du système capitaliste ? Pour l’universitaire Immanuel Wallerstein, auteur de Le capitalisme a-t-il un avenir ? il est « impossible d’imaginer que le capitalisme va poursuivre son chemin. J’annonce sa mort prochaine ».Les raisons avancées par Wallerstein ? La diminution progressive des capitaux, la suppression massive d’emplois due à l’automatisation et surtout l’urgence écologique. Pour lui, les dérèglements climatiques engendreront des vagues massives de réfugiés qui déstabiliseront totalement les marchés économiques mondiaux.

D’ici à 2025, ce sont près de 100 000 exosquelettes qui devraient être commercialisés tous les ans selon le cabinet de conseil stratégique ABI Research

La transition numérique, clé de voûte de l’usine du futur

Si toutes ces mutations et transformations paraissent lointaines, une véritable révolution est, elle, bien engagée : la révolution numérique. D’ici à 2020, chacun/e d’entre nous créera au quotidien 1,7 mégabyte de données. Et 90 % de celles actuellement stockées ont été créées au cours des deux dernières années. Autant dire que les thématiques de stockage, gestion et analyse de ces données massives représentent un enjeu majeur pour les entreprises aujourd’hui et dans les années à venir. Or, pour l’heure, une étude TNS Sofres a montré que seuls 27 % des salariés se sentent tout à fait à l’aise avec le numérique.

L’enjeu majeur des organisations pour les années à venir s’avère bien celui d’une transition numérique réussie. L’objectif est double. D’une part, que tous les salariés maîtrisent les outils numériques nécessaires à leur activité, pour simplifier leurs missions et accroître leur productivité. D’autre part, cette transition numérique doit donner aux entreprises les armes nécessaires pour faire face à l’avalanche de données qui devrait débouler dans les années à venir.

Pour Benoît Eynard, enseignant-chercheur à l’Université de technologie de Compiègne, UTC, « l’objectif majeur d’une transition numérique est de faire progresser ensemble tous les acteurs d’une entreprise pour faire évoluer le collectif ». En clair, la transition numérique d’une entreprise est un phénomène à appréhender de manière globale. Il ne s’agit pas de la limiter à un service ou à un process.

D’accord pour Sandrine Hirigoyen, fondatrice de Digitall Conseil, une agence bordelaise spécialisée dans la transition numérique : « Dans tout processus de transformation numérique, il faut mettre en place une méthodologie transversale. Mener à bien un diagnostic de l’ensemble de l’entreprise pour comprendre l’organisation systémique sous-jacente. Ensuite, on peut travailler sur des services ou des acteurs très précis en ne les isolant pas et en se rendant compte de l’impact qu’une décision aura sur l’ensemble du système. » La numérisation totale du service comptable d’une entreprise aura forcément des conséquences sur la transmission des factures par les salariés et doit donc se penser dans sa globalité.
Sa méthode, Sandrine Hirigoyen la compare à la construction d’une maison : solidifier les fondations pour mieux construire la charpente. Le risque d’une mauvaise transition numérique, à l’image d’une mauvaise fondation, serait de désarçonner complètement une organisation. « Souvent, ce sont des éditeurs de logiciel qui sont moteurs des transitions numériques d’entreprises, souligne l’experte. Le problème, c’est qu’ils cherchent à tout prix à implémenter leur solution chez des clients sans vraiment étudier les conséquences de l’arrivée de ce nouveau logiciel. » Les progiciels génériques devraient peut-être renouer avec le sur-mesure. Un cas de figure rencontré à de multiples reprises au sein de son cabinet.

La numérisation exige un état des lieux

Comme chez ce grand fabricant de meubles de cuisines et de salles de bains où son agence est intervenue. « Après l’installation d’un ERP, logiciel censé centraliser tous les services de l’entreprise, les salariés étaient à bout. Le logiciel ne répondait pas à leurs besoins métiers et l’ensemble des paramétrages n’avait pas été menés à terme. » Les équipes de Digitall Conseil passent alors 18 mois à se pencher sur le fonctionnement des services. Réalisation d’interviews, d’enquêtes de terrain, analyse de la valeur des multiples processus de la société. Cette phase préliminaire aboutit à la mise en place d’un plan stratégique et à l’implémentation de sept outils numériques interconnectés pour enchaîner les étapes de la fabrication de meubles.

L’intervention porte ses fruits. Un an après la mise en place des nouveaux outils numériques, le chiffre d’affaires de l’entreprise augmente de 12 %. « On ne peut évidemment pas attribuer cette augmentation au seul travail de transition, mais il est clair que la mise en place de ces nouveaux outils a simplifié le travail des salariés. Certains services surchargés qui prévoyaient d’embaucher pour faire face à la montagne de travail qui s’accumulait ont pu facilement tout traiter avec les nouvelles plates-formes numériques. » Au détriment de l’emploi, certes. Mais une entreprise qui alourdit ses charges risque au final bien plus de licenciements que de non-recrutements.

L’accélération pour rester sur place

Franchir le pas du numérique a beau ressembler à une exigence, bon nombre de grands groupes français ou des filiales de superlourds étrangers achoppent à sa mise en œuvre pour deux raisons : elle doit s’intégrer dans des process qu’il est impensable de suspendre dans le flux de production. Et se penser globalement en amont comme l’a montré Sandrine Hirigoyen. Pour Gilles Zuberbuhler, président de la filiale française de WeylChem, groupe international de chimie verte, l’enjeu de la transition numérique est concret. Sa problématique majeure est l’interconnexion et l’interprétation des données. « Le numérique est déjà très présent dans notre industrie, et l’enjeu aujourd’hui, c’est d’aller plus loin. Or, nous cherchons à imaginer comment connecter les données collectées dans nos systèmes pour la conduite de procédés avec d’autres pour prévenir les pannes et assurer une bonne maintenance de nos installations. » Pour le président de WeylChem, « la transition numérique ne peut réussir qu’avec le personnel ».

Franck Papon, Business Development Manager au sein de Bosch Rexroth France, se montre bien d’accord. « Chez Bosch, l’effort de transition numérique a débuté en 2012, sous la forme de groupes de travail. Nous avons réuni l’intégralité de nos collaborateurs dans nos 280 usines pour recueillir leurs idées et leurs besoins dans le but d’améliorer les lignes de production. » Ces remontées du terrain ont ensuite été analysées par des business units, et des projets pilotes ont été mis en route dès 2014. « Après analyses, quand les projets étaient rentables et efficaces, nous les avons déployés sur davantage d’usines. » Une méthode. Que complète cette dernière idée en date : le développement d’une usine 4.0 où de multiples objets connectés communiquent entre eux pour remonter et analyser des informations. Entre véhicules à guidage automatique, robots collaboratifs et solutions de maintenances prédictives, les sites de production de l’entreprise se veulent à la pointe de la modernité. Plusieurs tests sont en cours pour le déploiement de tablettes tactiles par lesquelles les opérateurs accèdent en temps réel à un flux de données des machines de production. Chez Thyssenkrupp, l’ascensoriste a déjà programmé la mobilité au sein des immeubles : avec l’abandon des câbles au profit de technologies de déplacement magnétique, les cabines monteront, descendront, fileront à l’horizontale sans souci de moteurs ni de hauteurs des gratte-ciel. La science-fiction est servie.

Mais le chemin vers la transition numérique a de quoi paraître sans fin. « Quand on a fini de changer, on a fini de vivre », prête-t-on à Benjamin Franklin. Alors au-delà même de la numérisation inévitable et sans doute souhaitable (sans parler de l’essor de l’intelligence artificielle), l’entreprise de demain sera, à n’en pas douter, une organisation en perpétuel changement, en constante évolution.

Un phénomène clairement théorisé par le philosophe Hartmut Rosa. Il le nomme « accélération des organisations ». Sa théorie se résume parfaitement par un passage de son ouvrage Accélération, une critique sociale du temps (La Découverte, 2013) : « Nous dansons de plus en plus vite, simplement pour rester sur place. » Alors pour éviter de faire un pas de côté et de rompre la valse, la clé du succès des entreprises se décrypte peut-être dans la formule « ContinuousNEXT » développée par la société de conseil américaine Gartner. L’idée ? Toujours penser à l’étape d’après. L’entreprise du futur semble se construire dès à présent.

Guillaume Ouattara

Au Sommaire du dossier 

1. Entre automatisation, numérisation, accélération et doutes

2. Les régions : climats d’avenir

3. Quel travail demain ?

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