Trois mois ou presque sans revenir « au bureau », puis entrer dans sa boîte quelque peu adaptée aux contraintes sanitaires et de sécurité, lot de millions de salarié.es et collaborateur.trices. Horaires décalés, réaménagement des locaux, gestes barrières. Pendant le confinement, les « boss » ont bossé. Le réaménagement va durer. À quoi ressemble une entreprise d’après covid ?
Cet article a été publié dans le n° 71 d‘ÉcoRéseau Business actuellement en kiosques
« La moitié des salariés étaient déjà retournés sur site à la fin du mois de mai, contre un tiers fin avril », constate la Dares, Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques. Lentement mais sûrement, les locaux des entreprises se repeuplent donc, mais ce retour « physique » sur le lieu de travail suppose une bonne dose de préparation de la part des chefs d’entreprise, DRH en tête. Car l’équation est de taille pour de tels décideurs, responsables de la santé et sécurité de leurs salarié.es : articuler la reprise essentielle de l’activité avec leur protection absolue ! Pour les aider à satisfaire leurs obligations légales en la matière, le ministère du Travail a publié un protocole national de déconfinement. « Un document très utile qui liste les conditions optimales dans lesquelles doit se faire le retour des collaborateurs, indique Olivier Hassid, associé au sein du cabinet PwC, même si c’est à chaque entreprise de dresser ensuite son propre état des lieux et passer au crible les mesures de prévention nécessaires en fonction de ses contraintes spécifiques et des impératifs réglementaires et sanitaires. »
Des risques à évaluer
Avec, en premier lieu, une actualisation nécessaire du Document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp) – obligatoire pour les entreprises d’au moins un salarié – face à ce changement majeur des conditions de travail. « Or une part importante des entreprises sont encore en retard dans cette mise à jour », avertit Olivier Hassid, soit environ un tiers d’entre elles, selon une étude de l’ANDRH (Association nationale des DRH) d’avril 2020. À l’INRS (Institut national de recherche et sécurité), on préconise même d’élaborer, en complément, un plan de reprise d’activité, « certes pas obligatoire sur le plan réglementaire mais très utile par rapport au risque de transmission de la covid-19 », estime Jennifer Shettle, responsable du pôle juridique au sein de l’institut. Mais en quoi consiste un tel plan de reprise ? En une démarche d’évaluation et de prévention des risques professionnels, dit la juriste, « pour éviter qu’un.e salarié.e malade ne contamine ses collègues ou que les salarié.es de l’entreprise ne soient contaminé.es dans l’exercice de leurs fonctions ». Le tout en tenant compte des modalités de contamination et de la notion de contact étroit, d’après l’INRS. Selon le ministère du Travail, un espace minimum de 4 m2 par salarié doit pour l’instant s’appliquer, règle vouée à assouplissement. Sans oublier le séquencement des activités et la mise en place d’horaires décalés et plus étalés. Autant de mesures qui – en limitant les risques d’affluence et de concentration des personnels –, respectent les gestes barrières et les règles de distanciation physique. C’est dire si chaque entreprise doit revoir de A à Z la gestion des flux de circulation et donc toute son organisation, bien au-delà de la nécessaire désinfection renforcée de ses locaux !
Kit d’accueil
Un chantier colossal qui s’articule autour de « l’analyse d’environ huit catégories types de situations professionnelles jalonnant les étapes clés de la journée d’un salarié », décortique Audrey Richard, présidente de l’ANDRH. À commencer par le volet des déplacements, notamment en transports en commun, « un usage que nombre d’entreprises recommandent de remplacer par le vélo électrique alors que certaines régions proposent des aides financières à l’achat en la matière ». À l’instar de l’Île-de-France, avec une prime jusqu’à 500 euros ! Sinon, place aux trajets en voiture, « en favorisant notamment le covoiturage, s’il n’a pas déjà été déployé comme c’est le cas dans de plus en plus de sociétés qui ont eu le bon réflexe de s’y engager – mais cette fois, à deux personnes maximum dans le véhicule, le passager assis à l’arrière », indique la présidente de l’ANDRH. Bigre, de quoi se sentir VIP avec chauffeur et risquer d’affronter un trafic monstre ! Au surplus, des trajets en voiture soumis aux gestes barrières jusque dans les parkings d’entreprise : port du masque, distanciation physique, portes d’accès toujours ouvertes pour éviter tout contact avec son badge, etc., comme le conseille l’association. À l’heure où les joyeux fêtards s’en donnent à cœur joie dans les rues, le monde du travail va avoir du mal à imposer ses nouvelles contraintes.
Car le rituel ne s’arrête pas à la porte d’entrée de la société. « Après presque trois mois d’isolement des salarié.es chez eux, c’est certainement le lieu, l’entreprise, où ils.elles doivent se sentir d’emblée en sécurité en prenant la pleine mesure des dispositifs de prévention adoptés par l’employeur », analyse Audrey Richard. Qu’il s’agisse de marquage au sol des mesures de distanciation dans le hall d’entrée comme de la distribution de masques et de gel hydroalcoolique, privilégiés par 82 % des entreprises selon l’ANDRH. « Voire, dans certains cas, la mise à disposition d’un stylo mousse pour activer en toute sécurité la machine à café et les copieurs multifonctions » (mais qui désinfecte le stylo mousse ?). Un kit d’accueil que certaines structures distribuent sous forme d’enveloppes individuelles qu’accompagne un livret de sensibilisation aux gestes barrières. Un autre monde.
Dialogue social
Des messages à diffuser d’ailleurs sans modération dans tous les espaces communs de l’entreprise : affichage dans les couloirs, les bureaux collectifs (où une présence alternée doit donc prévaloir entre les salarié.es) ou encore les salles de réunion à équiper de matériel de nettoyage. Salles à utiliser avec parcimonie et pour un nombre limité de personnes au profit des meetings en visio. Bien souvent, les anciennes « salles de réu » auront été transformées en nouveaux bureaux. Mot d’ordre, optimiser la gestion des flux. Un impératif bien sûr appliqué au sein du restaurant d’entreprise et de la cafétéria, si tant est qu’on les ait conservés. Certaines entreprises rivalisent tellement d’ingéniosité pour sécuriser leurs locaux « qu’elles proposent même un système d’ouverture des portes de bureaux avec… le coude ! » sourit Audrey Richard, qui rappelle que la réussite d’un tel chantier organisationnel transverse suppose une condition sine qua non : « La collaboration rapprochée entre tous les décideurs de l’entreprise : RH, communication interne, moyens généraux, responsable sécurité, partenaires sociaux, etc. » Un avis partagé par Olivier Hassid : « Sans l’instauration d’un véritable dialogue social dans ce dossier à très fort risque juridique, les entreprises risquent de jouer très gros et se retrouver, comme c’est le cas déjà pour certaines, poursuivies devant les tribunaux par des salarié.es qui invoquent leur mise en danger auprès de l’inspection du travail. » Un enjeu d’autant plus crucial que pointe la menace d’une potentielle deuxième vague d’épidémie, avec de nouvelles contaminations de salarié.es à anticiper ! On l’aura compris, un tel plan de reprise doit se réadapter en permanence « au regard d’une veille sanitaire et juridique à mener régulièrement », poursuit Olivier Hassid. Sans oublier, ajoute Audrey Richard, de « dresser la liste chaque jour des salarié.es présent.es sur site – au travers d’un formulaire à remplir par les managers par exemple –, afin de pouvoir mettre en quarantaine immédiatement les collègues d’un collaborateur contaminé ». Une vigilance et réactivité à toute épreuve qui ne doivent toutefois pas instaurer un climat anxiogène pour les équipes ! Leur information et communication, voire leur formation via un accompagnement psychologique adapté sont autant de leviers à activer pour réussir à traverser ensemble cette épreuve humaine collective et inédite.
Pour l’entreprise, l’épidémie sera désormais une composante permanente de l’organisation, avec ses coûts et ses investissements. Comprend-on que la crise sanitaire va déboucher inéluctablement sur le développement du télétravail et sur l’adaptation des villes et des transports à la nouvelle donne ?
Charles Cohen