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Trois chercheur·euses reviennent sur les règles de l’écriture inclusive. Plus ou moins acceptées…
Elle ne cesse de faire grincer des dents ses plus profond·es détracteur·rices. L’écriture inclusive s’est progressivement développée au point d’être utilisée dans certains journaux comme ÉcoRéseau Business (nous expliquions ici les raisons de notre choix). Dans le journal The Conversation, trois chercheur·euses ont décidé de revenir sur les multiples règles de l’écriture inclusive, celles qui ne dérangent pas et celles qui créent la polémique. Analyse avec Anne-Catherine Simon (professeure en linguistique française à l’université catholique de Louvain), Christophe Benzitoun (maître de conférences à l’université de Lorraine) et Pascal Gygax (psycholinguiste, université de Fribourg).
Le 18 septembre 2020, une tribune publiée dans Marianne signée par 32 linguistes prenait clairement position contre l’écriture inclusive ou, plus exactement, contre l’utilisation des graphies abrégées (par exemple : les étudiant·e·s). Cette tribune se présentait comme une mise au point objective dénonçant une pratique qui, selon ses signataires, « s’affranchit des faits scientifiques ».
Les réactions ne se sont pas fait attendre. Le 25 septembre 2020, une tribune signée par 65 linguistes prenait le contre-pied de la première, alors que paraissaient en même temps un texte signé par Éliane Viennot (historienne de la littérature) et Raphaël Haddad (chercheur et fondateur d’un cabinet en communication) et diverses analyses critiques. Cette controverse pourrait paraître anecdotique. En réalité, on peut en tirer quelques enseignements intéressants sur les langues et leur fonctionnement, ainsi que sur l’utilisation du discours scientifique expert pour fonder des discours prescriptifs (« il faut… il ne faut pas… »).
Quelques jalons historiques
Il y a 30 ans, en France, un mouvement a conduit à la féminisation des noms de fonctions, de métiers, de titres et de grades. Très vite relayé par les instances politiques, il visait à « apporter une légitimation des fonctions sociales et des professions exercées par les femmes » (décret du 29 février 1984). Il a réussi à imposer, dans les usages et jusque sous la coupole de l’Académie française (déclaration du 28 février 2019), l’emploi de formes féminines qui ont été tantôt créées (une ingénieure, une sapeuse-pompière), tantôt réhabilitées (une autrice, une officière) ou tantôt simplement plus largement diffusées (la présidente, la sénatrice).
Cette prise de conscience a permis de faire évoluer la langue française de manière à répondre aux besoins des personnes qui s’expriment en français. La difficulté à laquelle les francophones font face aujourd’hui concerne les (bonnes) manières d’utiliser ces noms féminins dans tous les domaines de la vie : administration, enseignement, politique, création artistique, entreprise, vie quotidienne, etc. L’écriture inclusive désigne non plus la féminisation, mais l’usage de ces noms féminins à côté des noms masculins dans les textes.
L’écriture inclusive, dite aussi écriture épicène (en Suisse et au Canada), écriture non sexiste ou écriture égalitaire, représente un ensemble de techniques qui visent à faire apparaître une égalité ou une symétrie, entre les femmes et les hommes dans les textes et à adopter un langage non discriminant par rapport aux femmes. Nous choisissons ici de considérer l’écriture inclusive sans l’écriture non genrée, dite aussi neutre ou non binaire, qui poursuit un objectif d’inclusion bien sûr, mais également très spécifique : ne pas choisir entre le féminin et le masculin et ne pas catégoriser les personnes selon leur genre.
Les règles qui ne font (presque) pas polémique
Certaines règles de l’écriture inclusive sont largement acceptées et figurent dans l’ensemble des guides. Il n’y a pratiquement pas de divergences concernant les éléments suivants :
1 Utiliser des noms féminins pour désigner des femmes dans leur fonction, métier, titre ou grade : dire « Madame la Présidente » et non « Madame le Président », « la chirurgienne » et non « le chirurgien », « l’officière de la Légion d’honneur » et non « l’officier de la Légion d’honneur », « la pharmacienne en non le·la pharmacien ». Notons que certains noms, malgré des racines connues, ne sont pas encore accueillis sans retenue (par exemple : autrice ou professeuse) [auquels cas, auteure ou professeure sont parfaitement acceptables, ndlr].
2 Utiliser l’expression « les femmes » dès qu’on désigne un groupe de femmes et réserver l’expression « la femme » (ou « la Femme ») pour renvoyer à un stéréotype : dire « la journée internationale des droits des femmes » ou « la situation des femmes en Algérie ». Mais dire « cette actrice incarne la femme fatale ».
3 Utiliser « humain, humaine » plutôt que « homme » pour désigner une personne humaine, comme dans « les droits humains », « l’évolution humaine ».
4 Toujours utiliser le terme « Madame » lorsqu’on s’adresse à une femme (comme contrepartie féminine de « Monsieur » lorsqu’on s’adresse à un homme) et ne plus utiliser « Mademoiselle », qui crée une asymétrie, puisque « Mondamoiseau » est rarement utilisé.
5 Ne pas nommer une femme d’après la fonction ou le titre de son mari : dire « la femme de l’ambassadeur » et non « l’ambassadrice », [la femme du pharmacien, ndlr].
6 Utiliser les noms propres des femmes comme on utilise ceux des hommes. Ne pas utiliser le prénom d’une femme lorsqu’on utilise le nom de famille d’un homme, par exemple dans un débat politique (ne pas dire « Ségolène contre Sarkozy », ni « Ségo contre Sarko »). Faire de même pour les noms communs (ne pas dire « les filles de la Fed Cup » et « les hommes de la Coupe Davis »).
Les règles qui suscitent la polémique
D’autres règles suscitent encore des polémiques (en France et en Belgique notamment), parce qu’elles créent des façons d’écrire ou de parler qui paraissent inhabituelles. Les arguments invoqués pour défendre ou pour refuser ces règles relèvent de l’histoire de la langue, de la linguistique, de la sociologie ou de la psychologie du langage, et parfois de l’idéologie. Les études actuelles nous apportent pourtant un regard scientifique qui devrait nous aider à naviguer dans les méandres de ce sujet.
1 Utiliser le masculin pour désigner une personne dont on ne connaît pas le genre, comme dans une offre d’emploi : « Recherche informaticien (H/F) ». Il est prouvé que cette règle ne favorise pas un traitement équitable des femmes et des hommes. De nombreuses études scientifiques ont montré que l’emploi de termes uniquement au masculin (« un mathématicien, un directeur commercial, un musicien ») engendrait des représentations mentales masculines chez les adultes d’une part, mais également chez les jeunes. Même si cet usage est permis par la grammaire française, il semble, par exemple, influencer les aspirations professionnelles des jeunes. Il a comme conséquence, notamment, de diminuer le degré de confiance des filles et leur sentiment d’auto-efficacité à entreprendre des études pour ces métiers. Il donne également l’impression aux jeunes que les hommes ont plus de chances de réussir dans ces métiers). Dans des secteurs où l’on cherche à créer plus de mixité, comme les sciences et technologies, ou les soins infirmiers, le masculin dit générique devrait être évité.
2 Utiliser le masculin pluriel pour désigner des groupes qui contiennent des femmes et des hommes, comme « les musiciens » pour désigner un groupe mixte. Il est prouvé que cette règle ne favorise pas une interprétation qui correspond à la réalité désignée. Des scientifiques ont montré de manière répétée (et dans plusieurs langues) que, même si la grammaire autorise une interprétation « générique » du masculin pluriel, cette interprétation n’est pas aussi accessible ou fréquente que l’interprétation spécifique (masculin = homme). Cette différence d’accessibilité a été expliquée par plusieurs facteurs, comme l’apprentissage du genre grammatical, qui suit invariablement la même séquence : nous apprenons le sens spécifique du masculin (masculin = homme) avant son sens générique. En d’autres termes, quand on dit « les musiciens », la représentation mentale qui se forme le plus aisément est celle d’un groupe d’hommes, le sens spécifique du masculin étant beaucoup plus simple et rapide à activer. La représentation mentale d’un groupe de femmes et d’hommes est plus longue à former et plus difficile d’accès. Le biais masculin induit par la forme grammaticale masculine a été démontré dans différents contextes et pays (par exemple, en France, en Suisse et récemment au Québec). Fait assez rare en sciences, il n’existe, à notre connaissance, aucune donnée contredisant la dominance automatique du sens spécifique du masculin.
Si l’on souhaite activer l’image de groupes mixtes, il est préférable d’utiliser d’autres stratégies que le masculin, comme les doublons : « Les chirurgiennes et les chirurgiens ». Malgré ces résultats, certaines personnes, parfois au travers de guides d’écriture, engagent à ne pas utiliser de doublons. Diverses raisons sont avancées, souvent sans réels fondements scientifiques. Par exemple, les doublons entraveraient la lecture. À notre connaissance, aucune étude ne corrobore cette idée. Il existe une étude qui montre que même si à la première occurrence d’un doublon, la lecture est ralentie, dès la deuxième occurrence, la lecture redevient tout à fait normale (effet d’habituation). L’idée que les personnes qui utilisent des doublons ne parviendraient pas à réaliser les accords grammaticaux dans les textes est également étonnante, surtout si l’on observe un retour de l’accord de proximité), accord particulièrement adapté à l’utilisation des doublons.
En revanche, des études scientifiques montrent que l’ordre choisi pour présenter chaque élément de la paire (« les boulangères et les boulangers » vs « les boulangers et les boulangères ») a un effet sur l’interprétation : l’élément présenté en premier est perçu comme plus central ou plus important.
3 Certaines personnes engagent aussi à ne pas utiliser de formes abrégées qui permettent de présenter les doublons à l’écrit : « les étudiant·es », « les pharmacien·nes ». Les résultats actuels de la recherche scientifique sont trop limités pour se prononcer de manière définitive à ce sujet. Une étude a mesuré l’effet des doublons sous forme abrégée sur la lecture. Elle concerne un public d’étudiantes et d’étudiants pour lesquels un léger ralentissement de la lecture était mesuré à la première apparition de ces formes, mais se normalisait ensuite. Pour autant, on ne peut pas conclure de cette étude que l’effet serait identique, ou différent, pour d’autres populations. Et les raisons de l’effet de ralentissement, comme de l’effet d’habituation, ne sont pas encore réellement connues.
Il a également été montré que présenter des métiers sous une forme contractée (à l’époque avec une parenthèse) pouvait augmenter le degré de confiance des filles et le sentiment d’auto-efficacité à entreprendre des études pour ces métiers. La recherche doit néanmoins continuer de tester l’effet de ces formes abrégées : en fonction du signe typographique utilisé (tiret, point médian, etc.). En fonction des publics de différents âges, niveaux d’éducation, niveaux socio-économiques. En fonction des types de textes. Seules des recherches complémentaires permettront de proposer des règles mieux informées pour réguler l’usage de ces formes, apparues principalement pour répondre aux limites de signes imposées dans des domaines divers (journalisme, Internet…).
4 Enfin, certains guides recommandent plus de souplesse dans la gestion des accords. À la règle établie de l’accord au masculin générique (« le frère et les sœurs sont arrivés »), ils suggèrent de laisser la possibilité d’appliquer l’accord de proximité (avec le terme le plus proche : « Le frère et les sœurs sont arrivées »), l’accord de majorité (avec l’élément le plus important en nombre : « Les sœurs et le frère sont arrivées »), ou un accord au choix. L’argument historique est souvent invoqué, à juste titre : l’accord de proximité s’observe dans les textes anciens à hauteur de 45 % des cas, mais il reste toujours moins fréquent que l’accord au masculin. L’argument historique ne permet ni de revendiquer un « retour » exclusif à l’accord de proximité, puisqu’il a toujours cohabité avec d’autres formes d’accords. Il ne permet pas non plus de l’exclure, puisqu’il a eu de l’importance. La recherche devrait montrer quels problèmes spécifiques, dans l’apprentissage, la rédaction ou la compréhension des textes, posent ces multiples types d’accords.
La guerre de l’écriture inclusive n’aura pas lieu
Les connaissances scientifiques actuelles permettent de clarifier le bien-fondé de certaines règles qui suscitent des désaccords. Pour d’autres règles, pourtant défendues ou contestées de manière très assertive, il faut savoir reconnaître que les connaissances actuelles n’autorisent pas encore à trancher. La recherche doit continuer à se faire afin d’apporter des arguments aux outils proposés.
La langue française n’est pas seulement le domaine des scientifiques. En tant que scientifiques, nous pensons qu’il faut laisser les usages se développer car ils répondent à des besoins communicatifs et sociaux fondamentaux. Tous les usages ne sont pas appropriés à tous les genres de l’écrit, mais la norme ne doit pas s’imposer de manière étouffante. Faisons confiance aussi aux francophones.