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Le climat peine encore à attirer les donateur·rices privé·es.
Ses effets demeurent de plus en plus visibles. Bien que le réchauffement climatique représente une menace de premier rang à l’échelle planétaire, on observe toujours un écart entre inquiétude légitime et réactions de la part des citoyen·nes. Qui – encore aujourd’hui – se montrent peu nombreux·euses à faire du climat la priorité de leurs dons. Analyse de cette relation paradoxale réchauffement climatique-philanthropie avec Élénonore Delanoë, chargée de recherche, chaire « Philanthropie », Arthur Gautier, directeur exécutif de la chaire « Philanthropie » à l’Essec, et Charles Sellen, Lilly Family School of Philanthropy (IUPUI). Un article publié par The Conversation France.
En janvier 2020, les incendies dévastateurs en Australie suscitaient un élan de générosité mondial de près de 100 millions d’euros, issus d’individus anonymes, d’entreprises ou de célébrités.
En février, le très polarisant PDG d’Amazon et désormais première fortune mondiale Jeff Bezos, annonçait son entrée en philanthropie en établissant un fonds de 10 milliards de dollars pour le climat. En juin, son groupe lançait le Climate Pledge Fund, un programme d’investissement dans les entreprises facilitant une transition vers l’ère bas-carbone.
Mais si la cause climatique semble s’imposer comme une urgence pour les donateur·rices privé·es et les citoyen·nes, elle ne constitue toujours qu’une fraction infime des flux philanthropiques – un décalage surprenant avec la gravité du problème.
Une cause négligée par les donateur·rices
Le mouvement de la société civile en réponse au réchauffement climatique est considérablement monté en puissance ces dernières années. Pourtant, le climat ne représente toujours qu’une portion minime des dons privés. Lorsque l’on donne pour l’environnement, c’est d’ailleurs rarement pour « le climat » en tant que tel.
Lequel est souvent relégué à l’arrière-plan des combats environnementaux (préserver les océans, la qualité de l’air, les forêts, la faune sauvage, etc.) qui se rejoignent sans toutefois se superposer.
Le mouvement présente ainsi un visage hétérogène, y compris en matière de discours et d’objectifs parfois peu compatibles : préserver la biodiversité, prôner une forme de décroissance, investir massivement dans la production d’énergie décarbonée, établir une taxe ou un marché carbone ou minimiser l’impact du changement climatique pour les populations vulnérables.
Cette faible visibilité de la cause climatique s’accompagne, on l’a dit, de financements privés modestes. En 2015, les membres de l’Environmental Grantmakers Association, qui regroupe les principaux·ales philanthropes américain·es spécialisé·es dans l’environnement, avaient donné 1,54 milliard de dollars en subventions, dont seulement 142 millions destinés au climat. D’après l’OCDE, 143 grandes fondations opérant dans le domaine du développement n’ont dépensé qu’1,5 milliard de dollars (soit 6,5 % de leur budget agrégé) entre 2013 et 2015 pour lutter contre le changement climatique.
Chez les particuliers aussi, le climat reste loin derrière les causes les plus populaires. Les Français·es lui préfèrent ainsi la protection de l’enfance, la lutte contre l’exclusion ou encore la recherche médicale, tandis que les Américain·es ne consacrent que 3 % de leurs dons à l’environnement – et donc encore moins pour le seul climat.
Réciproquement, les dons privés ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan des fonds nécessaires pour lutter contre le changement climatique et ses conséquences. En 2015, seulement 0,1 % du financement pour le climat provenait de la philanthropie. Le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) estime que 1 600 à 3 800 milliards de dollars d’investissement annuel sont nécessaires jusqu’en 2050 pour limiter le réchauffement à 1,5 degré Celsius par rapport au niveau préindustriel. Un scénario qui se focalise sur la prévention de la crise. Or l’adaptation climatique, qui consiste à ajuster les sociétés et les écosystèmes pour minimiser l’impact négatif du changement climatique, pourrait constituer un poste de dépenses bien plus important…
Dissonance cognitive et prises de conscience
Pourquoi un tel décalage entre l’urgence du problème et la timidité des réactions ? Préférence pour le présent, « effet spectateur » diluant la responsabilité individuelle ou encore « écoparalysie » et « solastalgie », nous sommes nombreux·euses à souffrir de dissonance cognitive : nos comportements semblent en désaccord avec nos croyances.
Les rapports prospectifs du World Economic Forum positionnent ainsi le risque climatique au premier rang des risques planétaires – devançant même les pandémies du double point de vue de leur probabilité et de leur gravité.
En dépit de ces signaux alarmants, les médias ne consacrent encore qu’une place limitée aux sujets climatiques dans leurs reportages ou débats : en 2019, Le Monde accordait par exemple 5 % seulement de ses articles au changement climatique et le climat ne constituait que 1 % des sujets sur le journal télévisé de France 2.
Cet écart peut aussi s’expliquer par la psychologie du don. La complexité du sujet climatique et son caractère protéiforme demande plus de réflexion aux donateur·rices potentiel·les qu’une cause simple à comprendre, comme l’aide aux victimes d’un tremblement de terre. En outre, l’empathie pour la souffrance d’autrui et l’identification de victimes concrètes jouent un rôle important dans le déclenchement de l’acte du don. Or, il est difficile de se sentir concerné·e par le changement climatique tant que celui-ci demeure une menace lointaine, diffuse, sans victime immédiate.
Les dernières années ont malgré tout changé la donne : des catastrophes naturelles successives et attribuées au dérèglement climatique (incendies, inondations…) ont choqué l’opinion et le mouvement pour le climat a pris de l’ampleur. Le changement climatique est désormais une source d’inquiétude majeure pour les citoyen·nes du monde entier. Dans le secteur philanthropique aussi, le sujet a gagné en importance.
Climat et philanthropie, une histoire liée
Témoins de cette tendance, quelques engagements phares ont été fortement médiatisés, dont celui de Jeff Bezos, qui a aussitôt été critiqué pour son caractère flou, son envergure insuffisante et sa contradiction avec les pratiques entrepreneuriales du milliardaire.
En 2009 déjà, l’homme d’affaires britannique Richard Branson avait créé la Carbon War Room pour identifier et tester des solutions innovantes pour la transition énergétique. D’après la Fondation ClimateWorks, les dons pour le climat ont augmenté de 30 % entre 2015 et 2017. C’est encore loin du compte, mais la tendance est à la hausse.
L’intérêt de la philanthropie pour le climat n’est cependant pas totalement nouveau. Dès 1987, les réunions d’expert·es qui jettent les bases du Giec furent financées par le Rockefeller Brothers Fund.
Dans les années 1990, des collectifs d’acteur·rices comme la Energy Foundation se sont structurés pour promouvoir les énergies propres auprès des citoyen·nes et des décideur·euses, et continuent aujourd’hui à se rassembler au sein d’alliances pour mettre leurs capacités de financement au profit d’une stratégie commune.
En raison de sa diversité idéologique, la philanthropie n’a toutefois pas toujours été l’alliée du climat… Les frères Koch, milliardaires dont la fortune s’est faite dans l’industrie pétrolière, financent laboratoires d’idées et campagnes climatosceptiques aux États-Unis depuis trois décennies. Ils demeurent sans doute l’exemple le plus emblématique de l’alliance entre grande philanthropie et énergies fossiles.
Qu’ils·elles soient progressistes et soucieux·euses de répondre aux défis du climat ou bien conservateur·rices et climatosceptiques, les donateur·rices américain·nes ont été les fers de lance de la philanthropie climatique. Celle-ci est moins développée en Europe, où le financement des causes d’intérêt général est davantage assuré par les États.
En Chine, dont les émissions de gaz à effet de serre ont dépassé celles des États-Unis en 2007, l’émergence d’une classe d’ultrariches a renforcé une tradition philanthropique bien ancrée, qui s’est récemment emparée du sujet climatique : le milliardaire Niu Gensheng s’est ainsi positionné comme une figure majeure de la philanthropie climatique, tandis que la femme d’affaire He Qiaonv a réalisé le plus grand don de l’histoire pour la préservation de la biodiversité.
Les possibilités de la générosité privée en faveur du climat sont multiples : financement d’ONG spécialisées dans le plaidoyer, réseaux d’experts, soutien aux initiatives locales ou encore investissement dans des entreprises porteuses de solutions à la crise climatique… Malgré ses ressources limitées, la philanthropie a un rôle capital à jouer dans la transition qui s’annonce.
Son ralliement est d’autant plus nécessaire que les causes actuellement privilégiées, comme la santé ou l’aide aux plus vulnérables, risquent d’être affectées de plein fouet par les effets du changement climatique.
Reste à savoir si les acteur·rices de la philanthropie seront suffisamment organisé·es et stratégiques pour réellement « faire la différence ».
PS : l’écriture inclusive est de notre fait.