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Le dernier livre du directeur de l’Institut des relations internationales met tellement en évidence les naïvetés franco-européennes.
Pour l’observateur décortiqueur qu’est Thomas Gomart, il va bien falloir que l’Europe sorte de sa croyance en un monde où elle joue toujours un rôle essentiel. Le directeur de l’Institut français des relations internationales, ce laboratoire d’idées qui a su se pérenniser depuis sa création en 1979 par Thierry de Montbrial, ne se répand pas si souvent sur les médias. On aurait à gagner à l’entendre plus souvent qu’à l’occasion de la parution de ses livres. Le dernier, Guerres invisibles – Nos prochains défis géopolitiques (Tallandier, 2021), montre à quel point la pandémie est en train de redessiner le visage du monde, ne serait-ce que parce que les hérésies sanitaires de Trump ont joué un rôle dans son exfiltration états-unienne et que l’affrontement sino-américain emmené par Biden-Harris ne se limitera pas à des éructations.
Mais c’est avant tout, pour lui, parce que « l’humanité a intégré l’idée d’un destin partagé, indépendamment des clivages nationaux ou sociaux » que « cette crise a montré la capacité des autorités politiques à prendre des mesures d’une ampleur sans précédent ».
C’est assez vrai pour l’Europe qui, pour une fois, a tenté de négocier unie les commandes de vaccins – ce qui retombe un peu sur la tête de la présidente de la Commission, Ursula van der Leyden – et a dégagé des fonds communautaires déjà jugés insuffisants.
Mais c’est tellement plus vrai pour les blocs impériaux !
Thomas Gomart est certain que les « guerres invisibles » qu’il décrit – de la guerre environnementale à la guerre médiatique – dépassent la vision d’une mondialisation commerciale à l’européenne où les flux s’intensifient et se spécialisent, une vision quelque peu naïve : « Les élites européennes sont en plein réveil géopolitique, réveil pénible dans la mesure où elles sont en train de comprendre que la Chine a ravi à l’UE sa deuxième place sur la scène internationale en moins d’une génération » (à force de comparer son PIB à celui des États-Unis en oubliant qu’il ne s’agit que d’une addition de PIB disparates, l’Europe s’est bercée de tant d’insouciances comme la Douce France de Trenet).
Il faudrait comprendre rapidement, estime Gomart, que nous sommes passés à une économie politique internationale fondée sur la donnée et plus sur le pétrole. À Washington et à Pékin, « la question est de savoir qui va prendre le contrôle du thermostat mondial ». On le voit à travers les « sommets » où Emmanuel Macron continue à parler de « régulation multilatérale » et croit encore que la place de Paris et son Accord historique dans lequel revient l’Amérique constituent la référence mondiale. Thomas Gomart voit bien, lui, les « programmes de géo-ingénierie » que Chine et États-Unis sont en train d’élaborer pour « modifier le climat à grande échelle ». À leur profit, pas à celui du reste de l’humanité bientôt cuite à plus de 2° d’augmentation de la température…
L’autre guerre invisible que discerne l’observateur du monde passe par les services de renseignements : machines de guerre pour les Américains, les Chinois et même les Russes (qu’il n’évoque guère), mais « Bureau des légendes » chez les Français notamment que l’on a vus bien peu inquiets de confier leurs données stratégiques aux serveurs américains !
Quand Joe Biden dit de Xi Jinping qu’« il n’a pas une once de démocratie en lui », il instaure une guerre froide qui marque ses limites : il entend aussi « travailler avec Pékin quand c’est dans l’intérêt de l’Amérique », dit-il. Cette simple circonvolution donne tout son poids à l’analyse de Thomas Gomart. Non seulement Emmanuel Macron doit lire son livre, mais il devrait aussi convier l’Ifri aux Comités de défense qu’il affectionne. Sait-on jamais, c’est peut-être le cas.
Olivier Magnan