On a connu la balkanisation, cette fragmentation d’États hostiles. Sommes-nous, nous Européens, atteints de japonisation, cette maladie économique qui fait chuter le PIB, engendre une inflation négative, réduit l’épargne ? Alors certes, les symptômes cliniques qui avaient frappé le Japon en son temps sont bien réunis. Mais sommes-nous vraiment atteints du syndrome ?
Il est Vieux et n’en finit pas de se plaindre : le Vieux Continent se voit les symptômes de l’atonie nippone des « 30 lugubres », pas glorieuses du tout… Tous les ans, on n’y coupe pas : la japonisation de l’Europe est en bonne voie, le spectre de la japonisation, faut-il avoir peur de la japonisation ? Et pour cause : ces derniers mois, divers indicateurs européens semblent marquer le risque de ralentissement continu : dégradation des chiffres de l’inflation, maintien de taux directeurs bas par la BCE, difficultés des États membres à réduire leur dette et atonie des investissements…
Rouvrons les manuels d’économie : « japonisation », économie au ralenti, sans croissance, ni inflation ni solution… Une dépression débutée il y a 30 ans au pays du Soleil levant plutôt pâlot, à la suite d’une conjonction de facteurs : vieillissement de la population, productivité en berne, surendettement des entreprises et bulle immobilière. « Au Japon, l’inflation reste inférieure à 2 % et le niveau du PIB nominal demeure inchangé, depuis les années 1990, confirme Christophe Morel, chef économiste chez Groupama AM. Et ce statu quo perdure à cause d’une politique monétaire inefficace et d’une situation budgétaire et fiscale sans marge de manœuvre, en raison de l’endettement. »
Zombie firms
Le concept fait pourtant débat au sein de la communauté économique elle-même. « La japonisation se traduit par des taux d’intérêts structurellement très bas : le Japon a été le premier pays confronté à cette situation, avec le Zero Interest Rate Policy – ZIRP –, dès 2001, des assouplissements quantitatifs de la part de sa banque centrale, ce qui était assez innovant, relève de son côté William De Vijlder, directeur de la recherche économique du groupe BNP Paribas. Mais elle porte également une connotation négative puisque la gestion de la déflation japonaise dans les années 1990 a laissé un souvenir mitigé en raison de la lenteur de la réaction de sa banque centrale et du phénomène de zombie firms renflouées pour continuer à fonctionner malgré leurs dettes… » Comment a-t-on dit en Occident ? Too Big to Fail, trop grosses pour chuter. Mais il s’agissait de nos banques…
Alors, sommes-nous confrontés au syndrome nippon ? On pourrait le penser : depuis que la crise économique et financière a accru les problématiques de surendettement dans le secteur privé, puis public, la situation de la zone Euro a de quoi rappeler celle du Japon de l’époque. Mais pour beaucoup d’économistes, les tenants de ce discours pessimiste joueraient plutôt à se faire peur. « Oui, l’Europe affiche certaines caractéristiques de ce processus comme une inflation basse, des potentiels de croissance réduits et des banques centrales contraintes. La principale menace réside ainsi selon moi dans le manque de coordination entre les institutions européennes, diagnostique Christophe Morel. Mais la France, par exemple, présente une démographie et une attractivité économique bien plus dynamiques que le Japon. »
Nouvel ordre
Main d’œuvre qualifiée, marché du travail plus flexible, compétitivité forte dans certains secteurs – l’aéronautique, le spatial, le luxe, l’agro-alimentaire ou la pharmacie pour la France, par exemple – ont de quoi nous prémunir de l’atonie japonaise. Mais pour écarter totalement ce risque, l’économiste du gestionnaire d’actifs suggère bien aux nouveaux dirigeants européens d’accroître leur coopération par l’intermédiaire d’un budget commun, d’une union économique plus étroite. Pourquoi pas en adoptant des ententes locales et thématiques entre États membres : défense, immigration… Rejoint par son homologue William De Vijlder : « N’oublions pas que, contrairement au Japon, notre banque centrale a réalisé un véritable effort de réduction des prêts de mauvaise qualité et que si le Japon a connu une véritable déflation, l’Europe a su l’éviter. » Europe un, Japon zéro.
Du reste, si japonisation rampante il devait y avoir, elle toucherait désormais l’économie mondiale, pas seulement l’Europe. Un nouvel ordre ? Celui dont le Japon semble finalement s’accommoder ? « Ce qui est fascinant, par exemple, au Japon, c’est que malgré la réduction de sa population, nette et active, son PIB par tête croît, lentement, mais correctement, pointe William De Vijlder. Le Japon connaît également une hausse du taux de participation [pourcentage d’actifs effectifs] de sa population depuis 2012 alors que ce taux baisse aux États-Unis depuis plusieurs années, par exemple. Enfin, c’est aussi un pays dont la croissance de la productivité est aussi en ligne avec celle des États-Unis, et même supérieure à celle de l’Europe ! » De là à redéfinir la « japonisation » comme un optimum économique…
Pierre Havez