C’est un peu un hasard si je suis devenue la première entrepreneuse « martienne ». J’ai fait partie du troisième contingent d’exploration/colonisation à partir, en 2042. J’avais alors 20 ans, étais l’une des premières diplômées au monde en géologie extraterrestre et je savais que pour moi, ce serait un voyage sans retour.
Le complexe ONU One, encore complètement occupé uniquement par des scientifiques, était déjà étendu, de la taille de l’île de la Cité du lointain Paris, mais organisé bien différemment, de façon beaucoup plus rationnelle, avec des quartiers d’habitation, les indispensables serres et les centrales énergétiques… On était déjà proche de la taille critique, et l’Ouverture – sous-entendu de l’espace au public, ndlr – se pressentait. On savait que ça allait arriver, compte tenu de la place prépondérante prise par les entreprises privées dans la conquête spatiale.
Et j’ai fait la bonne découverte au bon moment. Sous la faible gravité martienne, il était possible de réaliser à faible coût de nouveaux alliages de polymères, légers et résistants, qui seraient une matière première idéale pour la construction de vaisseaux spatiaux atmosphériques. Et des gisements des minéraux nécessaires se trouvaient à proximité d’ONU One. Le tout était de savoir si ce serait possible.
Livraison exprès deux ans (calendrier terrestre)
Le premier obstacle, législatif, je pouvais le contourner. Jusqu’à l’Ouverture, toute exploitation de ressources naturelles à des buts lucratifs ou personnels était impossible : les corps galactiques étaient considérés comme propriété des États et autoriser une entreprise à opérer relevait de leur seule autorité. Mais mon projet, s’il était viable financièrement, serait autorisé, compte tenu de son potentiel stratégique global : le coût de construction de vaisseaux serait considérablement abaissé grâce à mes alliages. Breveter le procédé a été aussi délicat, mais comme il n’était pas issu de mes recherches, plutôt de mon passe-temps de « bricoleuse », j’ai réussi à le faire libeller en mon nom propre.
Même si la mécanique en a été plutôt mondaine, construire un business plan n’a pas été facile. Contrairement à d’autres projets en cours d’élaboration (principalement centrés sur le tourisme, l’hébergement ou la restauration, comme sur la Lune, dont l’exploitation des ressources reste un sujet débattu), le mien était le seul à envisager des livraisons régulières entre Mars et la Terre. Si la logistique n’était pas complexe – il s’agissait après tout d’une opération automatisée et robotisée à 99 %, de minage, de production des alliages et de livraison, des technologies bien maîtrisées –, les sommes en jeu affolantes, les distances presque incompréhensibles, le temps (on était encore alors à plusieurs mois de trajet entre Mars et la Terre) rendaient le tout un peu surréaliste. Ce qui m’a enfin permis d’avancer a été l’idée de construire directement sur Mars les premiers drones de livraison. La mise au point récente d’intelligence de bord de haut niveau me permit d’envisager des transports autonomes. Et sans pilote, sans humain à bord, les coûts de construction et la durée du trajet seraient considérablement réduits. Mieux encore, l’achèvement du premier ascenseur spatial sur Terre me laissait envisager de ne pas avoir à faire atterrir mes drones, ce qui représentait une économie (en carburant), là encore, non négligeable. C’est cette idée qui a abouti à l’équilibre de mon projet – et c’est là, d’ailleurs, l’origine de ma deuxième entreprise, la première compagnie de transport de fret entre planètes. En un sens, je revenais aux sources des explorateurs du XVe siècle, en demandant à mes patrons de financer mes vaisseaux – et j’avoue d’ailleurs m’être quelque peu inspirée de leur modèle.
Entreprise très mars à mars
Les négociations, même si tout le monde – États, avionneurs spatiaux, etc. – était intéressé, furent longues. L’opération de minage dérogeait-elle au principe de non-interférence, de non-dégradation, de non-contamination ? Tout a été examiné en détail. Mais comme je l’espérais, l’intérêt stratégique – et mes efforts pour construire une opération neutre du point de vue environnemental, du moins autant qu’une opération demandant des voyages intergalactiques peut l’être – l’ont emporté. Et la Red Alloy est née, officiellement, le 12 octobre 2045 (calendrier terrestre).
Et depuis, eh bien… c’est un peu la routine, après l’excitation des premières années et la construction de nos premiers vaisseaux. Il peut sembler étrange d’évoquer l’une des premières entreprises intergalactiques. Mais les fondamentaux de la gestion n’ont pas changé.
Du coup, je pense à fonder une troisième entreprise, qui fabriquerait sur Mars même des objets divers avec mes alliages. Après tout, avec l’expansion d’ONU One et les débuts d’ONU Two et d’ONU Three, les clients pour une entreprise plus « terre à terre » commencent à être suffisamment nombreux pour rendre le projet viable…