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Il serait un peu facile de faire passer ceux et celles qui voient en l’être humain une machinerie bactérienne immergée dans le système Terre pour de doux illuminés. Lire le Où suis-je ? de Bruno Latour est peut-être douloureux, mais mépriser la conclusion du brillant socio-anthropologue serait sûrement d’une grande sottise : nous devons apprendre très vite la « leçon » du virus mutant.
Il ne doit pas relever du seul hasard que deux livres, aussi révolutionnaires l’un que l’autre, mais aux antipodes l’un de l’autre, soient tous deux publiés chez des éditeurs aux appellations évocatrices. Le premier, je l’ai effleuré dans cet éditorial, c’est Le mythe du déficit, de l’Américaine Stephanie Kelton, publié par Les liens qui libèrent (LLL). Le deuxième que j’ose évoquer malgré sa redoutable complexité d’approche, c’est Où suis-je ? composé par le sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, Bruno Latour. Lui a trouvé pour éditeur Les empêcheurs de penser en rond. Les liens qui libèrent (un nom inventé par feu l’économiste Bernard Marris, assassiné chez Charlie Hebdo) fut créé en 2009 et l’éditeur Les empêcheurs… existe depuis 1990, au sein des éditions de La Découverte.
Or, pour chacun de ces deux ouvrages clés, il faut bien se libérer des liens et s’empêcher de penser en rond pour en admettre l’innovation et la vérité.
Le livre de Bruno Latour, davantage même que celui de Stephanie Kelton qui, tout révolutionnaire qu’il soit, reste une théorie économique, exige de ses lecteurs qu’ils abandonnent brutalement toute référence convenue au monde dans lequel ils croient vivre : sur la planète Terre, où, au terme d’une évolution dite darwiniste, est apparu un être complexe, l’humain, réputé « intelligent », à telle enseigne qu’il a su, depuis Pasteur entre autres, se débarrasser de micro-organismes dont la prolifération entraînait jusqu’à la mort.
Depuis, l’on sait – mais c’est encore un radical changement de point de vue – que cet être humain est composé lui-même de microbes, de bactéries, de phages et de virus. Une symbiose incroyablement complexe mais qui renvoie à nos origines mêmes. Depuis 3,5 milliards d’années, les bactéries, premiers êtres vivants sur la planète Terre en formation, ont créé par leurs associations toutes les cellules vivantes, de l’unicellulaire à la plante, de l’animal à l’humain. L’homo sapiens vit dans un univers qui vit en lui.
Lynn Margulis, la biologiste américaine à l’origine de ce véritable « retour aux sources », le nomme l’« univers bactériel ». De là à penser que le globe terrestre lui-même est un système qui sait réagir aux agressions des « bactéries constituées en être humain » est un pas franchi depuis longtemps par les tenants de l’hypothèse Gaïa, dont James Lovelock et… Lynn Margulis. Or, longtemps controversée, cette vision d’un système physiologique dynamique qui inclut la biosphère et maintient notre planète depuis plus de trois milliards d’années en harmonie avec la vie est prise de plus en plus au sérieux au vu des phénomènes induits par le réchauffement climatique… de l’anthropocène (causé par l’espèce humaine).
C’est pourquoi le puissant Bruno Latour, aujourd’hui âgé de 74 ans, penseur lui-même de l’hypothèse Gaïa, se demande « où suis-je ? », moi, être humain, Terrestre et non plus Terrien dès lors que je me crois maître de la Terre. Les réponses qui nous « empêchent de penser en rond » ont de quoi aussi nous empêcher de dormir. Latour, et Lynn Margulis ne penserait assurément pas autrement, nous explique avec calme que le virus qui nous empoisonne la vie que nous pensions vivre, libres et maîtres, est le répétiteur bactérien « dur et ininfluençable » qui nous assène une leçon au fil des confinements, décidés par à-coups, pour lutter contre un virus qui procède aussi par à-coups.
« Nous sommes des élèves dans une classe de rattrapage », écrit Bruno Latour, et plus vite nous apprendrons (que nous vivons dans l’univers des bactéries qui nous ont créé·es), mieux ce sera. L’« épreuve suivante, poursuit Latour, c’est le système Terre qui nous l’infligera par une réaction climatique que l’on n’aurait jamais cru aussi rapide. »
Ces interactions entre virus qui tuent (un peu, beaucoup) et l’être bactériel qu’ils visent vont nous révéler l’endroit (le « où suis-je ? ») où nous devons nous tenir, dans lequel « il va falloir se réajuster ». « Le virus, nous avertit cet humain qui n’a jamais pensé en rond, n’est pas un ennemi. Même si nous haïssons ce répétiteur, il nous rappelle que c’est lui qui a vécu le plus longtemps sur cette terre et qu’il est “chez lui”. »
On a parlé très vite d’un monde qui ne serait plus comme avant. Ce que nous disent les Margulis, Latour et même Kelton dans sa façon de repenser une économie « à équilibrer » (c’est-à-dire à partager), c’est qu’il faut « arrêter de calculer le monde » (Latour). « Depuis mars 2020, la covid remet en question toutes les règles, dans une grande accélération », dit-il. En filigrane : notre parfaite complexité humaine faite de bactéries et de virus ne pourra pas « traiter » cet autre nous-même à coups de vaccins.
« Nos » savants, « nos » scientifiques avouent déjà ne plus rien comprendre au virus mutant.
Je sais, c’est difficile de s’empêcher de penser en rond.
Olivier Magnan
Merci de parler enfin de Bruno Latour et dommage que vous ne me répondiez pas… Ou que je ne parvienne pas à lire vos réponses !
Aliette.
Je vous réponds, Chère Aliette. Mais c’est l’éditorial du lundi 22 février qui est la vraie réponse.